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Bulletin Quotidien Europe N° 12457

31 mars 2020
Sommaire Publication complète Par article 40 / 40
Kiosque / Kiosque
N° 012

L’espion inattendu

Inattendu, dans cette rubrique qui fait la part belle aux essais, ce roman tombe à pic en ce temps de crise pour nous permettre de nous évader. L’espion était insoupçonné par l’auteur et sa mère. Ottavia Casagrande nous raconte ici, entre fiction et histoire reconstituée, une tranche de vie de son grand-père, le prince sicilien Raimondo Lanza di Trabia, dandy extravagant et charmeur qu’elle n’a pas connu. Il est mort défenestré, dans ce qu’il est convenu d’appeler des circonstances non élucidées, le 30 novembre 1954 à Rome, quelques mois avant la naissance de sa fille Raimonda, la mère de l’auteur.

Pour les dialogues, Ottavia Casagrande nous dit s’être inspirée de Boris Vian, mais l’ouvrage, paru en italien chez Feltrinelli sous le titre « Quando si spense la notte – Il principe di Trabia, la spia che non voleva la guerra », fait inévitablement penser aux romans de Maurice Leblanc. Il y a dans ce prince quelque chose d’Arsène Lupin, à la fois gentleman, aventurier et cambrioleur. L’histoire nous fait revivre la drôle de guerre, en traversant l’Europe, de l’Italie fasciste à l’Angleterre de Churchill, en passant par la France en pleine débâcle. Neuf mois, entre la déclaration de guerre par les Alliés et l’entrée en guerre de l’Italie, défilent ainsi sous nos yeux, pendant que deux tourtereaux, le prince et une espionne anglaise enchaînent les aventures les plus rocambolesques. Rien ne pourrait mieux nous faire oublier le confinement. Olivier Jehin

 

Ottavia Casagrande. L’espion inattendu. Editions Liana Levi. ISBN : 979-10-349-0226-2. 264 pages. 19,00 €

 

L’Europe sociale

Avec cet ouvrage, Amandine Crespy entend explorer l’Europe sociale à travers ses quatre dimensions constitutives : un ensemble de politiques publiques produites ou coproduites par l’UE et ses États membres, des modes de gouvernance divers, un projet politique suscitant des conflits entre acteurs et l’évolution des systèmes sociaux nationaux. Professeur en science politique à l’Université libre de Bruxelles, Amandine Crespy, qui enseigne également au Collège d’Europe à Bruges, passe en revue les acteurs de cette politique, au rang desquels les institutions européennes, leurs compétences, les instruments dont ils disposent et la manière dont ils les utilisent.

L’auteur souligne que, depuis les années 2000, trois facteurs viennent entraver la dynamique d’intégration sociale : « D’abord, les forces conservatrices, libérales et eurosceptiques, hostiles à une extension de la réglementation sociale européenne, ont gagné du terrain dans les États membres et les institutions européennes. (…) Ensuite, l’élargissement de 2004-2007 à 12 nouveaux États membres d’Europe centrale et orientale et de la région baltique a profondément altéré les rapports de force politiques au sein de l’Union. (…) Enfin, plus récemment, le climat de défiance populaire envers l’UE, qui a connu un climax avec le référendum sur le Brexit, rend les juges de Luxembourg plus frileux dans leur volonté d’étendre les droits individuels, en particulier lorsque ceux-ci semblent affecter les États-providence ou peuvent heurter des préférences culturelles ou sociétales très diverses à travers l’Europe ». Dès lors, on a indéniablement assisté à un déclin de l’Europe sociale dans sa dimension juridiquement contraignante, aggravé par dix ans de récession et de discipline budgétaire.

Désormais, « le dialogue social ne semble plus porter (…) que de maigres fruits » et si les années 2000 ont connu une montée en puissance de la coordination dans les domaines où les dirigeants nationaux n’ont pas souhaité davantage de centralisation, « la méthode ouverte de coordination a montré ses limites du point de vue de l’efficacité comme de la légitimité démocratique », constate l’auteur, en soulignant qu’elle « ne s’est pas imposée comme substitut à la réglementation dont l’application est obligatoire et sanctionnée par la CJUE ». Et Amandine Crespy d’ajouter : « Or, avec la mise en place du Semestre européen depuis 2011 et l’élaboration progressive d’un Socle européen des droits sociaux (sous la Commission Juncker : NDLR), on observe une hybridation croissante de différents modes de gouvernance. On peut craindre que ces processus, sans apporter davantage d’efficacité sur le plan de la mise en œuvre ou de la capacité à générer des compromis politiques, contribuent à brouiller les chaînes de responsabilité (accountability) et à alimenter une approche bureaucratique de la gouvernance des politiques sociales ». Ambition politique insatisfaite, l’Europe sociale nécessite d’être repensée dans le contexte d’un changement de modèle de développement économique qui parait de plus en plus inévitable.

« À plusieurs égards, l’instauration d’un revenu de base européen constituerait (…) un véritable changement de paradigme », constate l’auteur, en rappelant que « cette vieille utopie » a connu un regain d’intérêt dans le contexte récent post-crise de 2008, car les politiques d’austérité ont entraîné une exacerbation de la pauvreté et des inégalités sociales. Un revenu de base universel au niveau européen viendrait soutenir les États-providence les plus faibles au sein de l’Union, sans les remplacer, et permettrait ainsi une convergence vers le haut. « Il constituerait un stabilisateur macroéconomique en temps de crise, instrument que beaucoup appellent de leurs vœux », souligne Amandine Crespy, non sans ajouter qu’il viendrait aussi « renforcer la légitimité politique et démocratique de l’UE » en rendant la citoyenneté européenne plus tangible dans sa dimension sociale. (OJ)

 

Amandine Crespy. L’Europe sociale – Acteurs, politiques, débats. Éditions de l’Université de Bruxelles. ISBN : 978-2-8004-1642-7. 306 pages. 11,00 €

 

Économie utile pour des temps difficiles

L’Américain d’origine indienne Abhijit V. Banerjee et la Franco-américaine Esther Duflo enseignent tous deux au MIT (Massachusetts Institute of Technology) et ont reçu en 2019 le prix Nobel d’économie. Ils ont cofondé et codirigent le laboratoire d’action contre la pauvreté « Abdul Latif Jameel Poverty Action Lab ». Et ils forment un couple, dans leur vie quotidienne autant que dans leurs recherches sur l’économie du développement, au point d’écrire ensemble ce livre dont le titre trompeur pourrait faire penser à un guide énonçant des recettes miracles pour sortir de toutes les situations de crise. S’il est parsemé de souvenirs personnels et d’anecdotes, l’ouvrage a bien davantage l’ambition de rendre accessible et de démythifier ce que l’on nomme la science économique, en tordant le cou à certaines idées reçues et à bon nombre de modèles économiques.

« L’économie a trop d’importance pour être laissée aux seuls économistes », affirment les auteurs forts d’un constat : « L’ignorance, l’intuition, l’idéologie, l’inertie se mêlent pour nous donner des réponses qui ont l’air plausibles, promettent beaucoup et ne pourront que nous trahir ». Et d’ajouter : « Le seul recours que nous ayons contre les idées fausses est d’être vigilant, de résister aux séductions de l’évidence, de nous méfier des promesses de miracles, d’interroger les faits, d’aborder la complexité avec patience et de reconnaître honnêtement ce que nous savons et ce que nous sommes capables de savoir. Sans cette vigilance, le débat sur des problèmes à multiples facettes tourne au slogan et à la caricature et l’analyse politique cède le pas aux remèdes de charlatan ». Une mise en garde et un appel à l’action qui s’adressent bel et bien à tous, économistes, responsables politiques, journalistes, dans leurs rôles respectifs, et citoyens, quelle que soit leur activité.

L’ouvrage s’ouvre sur un tableau aux allures sombres : « Les folles années de forte croissance mondiale, alimentée par l’expansion du commerce international et l’incroyable réussite économique de la Chine, sont sans doute terminées : la croissance chinoise ralentit et des guerres commerciales éclatent ici et là. Les pays qui ont prospéré sur cette déferlante – en Asie, en Afrique, en Amérique latine – commencent à s’inquiéter de ce qui les attend. Bien sûr, dans la plupart des pays riches, en Occident, cette croissance lente ne date pas d’hier, mais le détricotage du tissu social qui l’accompagne la rend particulièrement préoccupante aujourd’hui. Il semble que nous soyons revenus à l’époque des Temps difficiles de Charles Dickens, les riches se dressant contre des pauvres de plus en plus aliénés et privés de perspectives d’avenir ».

Les problèmes complexes s’accumulent et les solutions « ne tiennent pas en un tweet », soulignent les auteurs, en observant que cela explique pourquoi « les gouvernements font si peu pour relever les défis de notre époque ». Et d’ajouter : « En réagissant ainsi, ils alimentent la colère et la méfiance qui polarisent nos sociétés, ce qui nous rend encore moins capables de penser, de parler et d’agir ensemble. Nous sommes pris dans un cercle vicieux ».

Pour tenter d’en sortir, Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo analysent successivement ces différents problèmes complexes et les pistes de solution dont nous disposons. Ils soulignent ainsi que l’immigration n’a pas d’effet d’éviction sur l’emploi des autochtones et que le modèle classique de l’offre et de la demande n’est pas applicable au marché du travail. Les effets bénéfiques du commerce international et, donc, de la mondialisation sont en réalité usurpés, selon eux. Ils méritent au moins d’être relativisés. Si elle compte pour de petites économies ouvertes, comme celle de la Belgique, où la part des importations dépasse 30%, l’ouverture au commerce international a une très faible incidence aux États-Unis, où les importations ne représentent que 8% des biens consommés. C’est ce qui explique que Donald Trump peut se permettre sa politique protectionniste, au moins jusqu’au point où la Chine cesse de s’approvisionner en produits agricoles américains.

Les deux économistes appellent aussi, comme d’autres avant eux, à se débarrasser de l’obsession de la croissance du PIB. Ils contestent les baisses d’impôt accordées aux riches, en référence notamment au programme fiscal de Donald Trump ou à la suppression de l’impôt sur la fortune en France, même si la fiscalité demeure plus élevée dans ce pays. Pour ce faire, ils s’appuient sur une étude de la Booth School of Business de l’université de Chicago qui montre que « les baisses d’impôt qui bénéficient aux 10% les plus riches n’ont produit aucune augmentation significative du revenu et de l’emploi, au contraire des baisses d’impôt pour les 90% restants de la population ». Corrélativement avec d’éventuels autres facteurs, le principal facteur de croissance est celui d’une meilleure allocation des ressources dans le contexte d’une réforme structurelle ou d’une transition vers un nouveau mode de développement économique, expliquent les auteurs en appelant à donner la priorité au bien-être des populations.

Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo évoquent encore les problèmes de préférence et de polarisation, de discrimination et de racisme, le changement climatique ainsi que la robotisation et l’intelligence artificielle. « L’ajout d’un robot dans une zone de mobilité pendulaire détruit 6,2 emplois et fait baisser les salaires. Les effets sur l’emploi sont beaucoup plus prononcés dans l’industrie et particulièrement marqués pour les travailleurs qui n’ont pas fait d’études supérieures, surtout ceux dont les emplois consistent en des tâches manuelles routinières. En revanche, il n’y a pas de gains compensateurs en emplois ou en salaires pour d’autres catégories de métiers ou de niveaux d’étude », constatent les deux économistes, en soulignant qu’il y a « de bonnes raisons de penser qu’une partie du récent processus d’automatisation est excessif ». Les entreprises investissent en effet dans l’automatisation même lorsque les robots sont moins productifs que les humains. Cela s’explique tout d’abord par le fait que le travail est généralement plus taxé que le capital. Le robot ne part pas en vacances, ne réclame ni congé de maternité ni hausse de salaire et il n’est nul besoin de financer son assurance maladie ou encore sa retraite. Aussi, les auteurs sont-ils favorables à « une taxe sur les robots, qui serait assez dissuasive pour que ces derniers ne soient déployés qu’à condition que les gains de productivité réalisés soient suffisamment élevés ». Une « taxe robot » avait été rejetée par le Parlement européen en 2017 sous prétexte qu’elle risquait de nuire à l’innovation.

S’ils estiment que le revenu universel de base n’est pas en soi le remède miracle qui permettrait d’absorber les chocs sociaux auxquels les personnes sont confrontées, les deux économistes n’en considèrent pas moins qu’il pourrait être, combiné avec d’autres outils, un élément de réponse. Aux États-Unis, on pourrait imaginer que les impôts passent de 26 à 31,2% du PIB, ce qui permettrait à tous les Américains de recevoir 3 000 dollars par an. « S’il était financé par un impôt sur le capital et que la part du capital dans l’économie augmentait en raison de l’automatisation, le revenu de base universel pourrait, avec le temps, devenir plus généreux », estiment les auteurs, avant d’ajouter : « En Europe, il y a moins de place pour des hausses d’impôts, mais toute une série de transferts sociaux (logement, aide au revenu, etc.) pourraient être fusionnés dans une aide unique, avec quelques restrictions sur la manière de la dépenser ». Une première expérimentation, en Finlande en 2017 et 2018, a d’ailleurs montré que « les bénéficiaires du revenu de base sont plus heureux ». (OJ)

 

Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo. Économie utile pour des temps difficiles. Seuil. ISBN : 978-2-0213-6656-3. 529 pages. 25,00 €

 

Brexit

« LE BREXIT EST UN PHÉNOMÈNE

LITTÉRAIRE

LE PLUS BEAU

LE PLUS GRAND

LEPLUSBEAULEPLUSGRANDPHENOMENE

LITTÉRAIRE

DE TOUS LES TEMPS », nous dit le poète haïtien James Noël, confirmant le constat que nous faisions dans le dernier numéro de Kiosque en soulignant la grande variété des auteurs et des productions anglophones. James Noël y ajoute, en français cette fois, de la poésie, engagée, comme souvent dans les Antilles. S’il partage avec eux une palette de couleurs et d’images, l’auteur se distingue aussi des grands classiques de la poésie nègre avec ses accents lyriques ou élégiaques. La musique des mots n’en est pas moins là, entraînante… Tellement entraînante que le lecteur ne peut interrompre sa lecture. Ou plutôt son écoute, dans un registre qui relève plus de la déclamation :

« Le Brexit m’excite

C’est incroyable

C’est la première fois

Qu’une nation se jette par la fenêtre

En plein orgasme ».

Le Brexit peut être vu comme le creusement d’un nouveau fossé avec le continent ou comme un mur de séparation. Rien d’étonnant, dès lors, de trouver dans ce même recueil un ensemble de textes sur les murs dont l’auteur nous dit qu’il a commencé à les écrire en 2012, alors que « le monde dans lequel nous vivons s’est mis à se bousculer, à tourner, se retourner davantage sur lui-même, à se fracasser plus que jamais dans un élan de fermeture et de repli bruyant ». « Les murs ont prospéré, poussé plus dru, alors que les forêts, les jardins – mêmes intimes – sont paradoxalement menacés », souligne James Noël, qui ajoute : « Face à la prolifération et au dérèglement des murs, tant invisibles que tangibles, il m’a semblé nécessaire et urgent de dresser un réquisitoire contre ce qui tend à constituer une réalité terrible et contagieuse : la migration des murs ». Un thème à méditer dans ce moment si particulier de confinement, dans ce moment de migration virale qui ne connaît pas de murs…

« Solide absence de liens, solide absence de ciment social des espèces et des espaces

Fortement critique, le cas clinique du monde au pied du mur

De ce côté dur de la réalité des murs, c’est à la base la vie qui en sort écrasée ».

Reste l’espoir : « Que les ponts demeurent et s’élèvent parmi les embûches en embouchure

L’eau continuera de couler sans entrave à l’horizon

Les fleuves feront chanter les ponts, sans pouvoir les liquider ».

Préservons les ponts, tissons du lien en ces temps difficiles. (OJ)

 

James Noël. Brexit suivi de La Migration des murs. Au diable vauvert. ISBN : 979-10-307-0338-2. 174 pages. 12,00 €

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