La Suisse et l’argent sale
Roland Rossier nous entraîne dans les dessous pas très reluisants du secteur bancaire de ce pays « au-dessus de tout soupçon », selon le titre d’un ouvrage déjà ancien du sociologue Jean Ziegler. Il le fait à la manière d’un journaliste (travaillant actuellement à la Tribune de Genève) et d’un historien, appuyant son récit sur une riche documentation comprenant une centaine d’ouvrages, en grande majorité écrits par des confrères, des rapports officiels et sur ses propres expériences et rencontres. Le résultat se lit comme un roman. Sauf qu’ici, la réalité remplace la fiction et la rend désespérément dérisoire.
S’il n’en est pas la source exclusive, le fameux secret bancaire, qui apparaît en novembre 1934, est un facteur clef de cette saga faite d’évasion fiscale, de fraude et de blanchiment. S’il est toujours en vigueur pour les Suisses et les résidents étrangers, c’est à partir de 2009 qu’il disparaît progressivement à l’égard des comptes détenus par les personnes résidant à l’étranger, sous la pression des États-Unis et de l’OCDE. Dix ans plus tard, il a cédé la place à un échange d’informations bancaires, automatisé depuis 2018. Pour en arriver là , il aura fallu un nombre considérable de scandales, d’affaires judiciaires et, surtout, d’amendes, le fisc américain ayant, au fil des années, réussi à récupérer pas moins de 5 milliards de dollars auprès des banques suisses.
En partant des quantités d’or jamais estimées qui ont été transférées par la Deutsche Reichsbank à la Banque Nationale suisse, notamment sur un ensemble de 4944 caisses d’or provenant essentiellement de Belgique, qui sont confiées en 1940 à la France, transportées vers Dakar, puis en Algérie, avant de revenir sur le sol français et d’être cédées à Berlin par le gouvernement de Vichy, Roland Rossier raconte les frasques des banquiers, des intermédiaires véreux et des criminels en tous genres. Le cortège est impressionnant et bariolé, réunissant au fil des pages, le FLN, l’OAS et le SDECE, des mafiosi américains comme italiens, des organisations criminelles à l’instar de la ‘French Connection’ ou des cartels colombiens et mexicains, sans compter la Loge P2, le Vatican avec l’IOR et le Banco Ambrosiano, le Crédit lyonnais et le rachat de la MGM, le trafic d’armes et la FIFA.
L’auteur nous rappelle aussi que l’histoire du secteur bancaire suisse est émaillée de nombreuses faillites et que la plus grande des banques helvétiques, l’UBS, a dû être sauvée par l’État suisse en 2008 à la suite de la crise des subprimes et qu’elle a été condamnée en février 2019, en France, à payer 4,5 milliards d’euros pour démarchage illégal et blanchiment aggravé de fraude fiscale. Si la banque a fait appel de ce jugement (le verdict est attendu à la mi-2020), cette condamnation souligne que bon nombre d’affaires sont toujours en instance.
S’il est difficile d’imaginer de quoi sera fait l’avenir du secteur bancaire suisse dans un environnement rendu plus concurrentiel du simple fait de la disparition du sacrosaint secret bancaire, l’hémorragie qu’il a subie au cours des trente dernières années a, il faut l’espérer, contribué à son assainissement. De 631 banques en 1989, il n’en restait plus que 253 en 2017. Pour autant, en 2013, les banques suisses géraient pas moins de 1800 milliards d’euros appartenant à des non-résidents, selon Gabriel Zucman, professeur à la London School of Economics. Sur ce montant, 1000 milliards d’euros étaient détenus par des Européens, avec pour origine l’Allemagne (200 milliards), la France (180 milliards), l’Italie (120 milliards), le Royaume-Uni (110 milliards), l’Espagne (80 milliards), la Grèce et la Belgique (60 milliards chacune) et le Portugal (30 milliards).
Concluons avec Bernard Bertossa, ancien procureur général de Genève et ancien juge pénal fédéral, qui signe une préface agrémentée d’un appel à poursuivre le combat : « Par sa contribution, Roland Rossier nous rappelle à quel point la place financière suisse a été et continue à être vulnérable à l’argent sale. Les événements qu’il relate illustrent certes l’évolution bienvenue du regard de nos autorités politiques et judiciaires sur ce cancer mortel pour l’avenir de la communauté des hommes. Ils ne sauraient toutefois nous dispenser de poursuivre les efforts nécessaires à faire en sorte que le crime ne paie plus ». (Olivier Jehin)  Â
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Roland Rossier. La Suisse et l’argent sale – 60 ans d’affaires bancaires. Éditions Livreo-Alphil. ISBN : 978-2-88950-039-0. 288 pages. 24,00 €
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L’hégémonie contestée
Pour Bertrand Badie, professeur à Sciences Po Paris, l’hégémonie à laquelle font référence tant d’auteurs dans la longue histoire des relations internationales est un mythe, parce qu’elle suppose une adhésion consentie et même souhaitée, à l’image de la ligue de Délos, formée par les cités grecques autour d’Athènes. Cet épisode de l’histoire antique – on est en 477 avant Jésus-Christ – nous est raconté par Thucydide. Face à la menace perse, les cités grecques font appel à celle qui est la plus aguerrie pour les conduire et les protéger. Athènes va remplir ce rôle et progressivement leur imposer le culte d’Athena et la tétradrachme, jouant à l’occasion le rôle de gendarme dans les querelles internes à l’alliance. L’hégémon était né, mais, souligne l’auteur, dans un contexte sociopolitique propre à l’histoire grecque. Cela n’a pas empêché acteurs et observateurs de l’histoire moderne de se revendiquer hégémons ou d’en identifier au fil des siècles, de Charles Quint à l’Empire britannique, en passant par Louis XIV ou Napoléon et, plus près de nous, les États-Unis. Dans tous les cas, la domination est réelle, mais l’hégémonie est un mythe, affirme Bertrand Badie, qui peine malgré tout à convaincre.
Certes, les États-Unis ont des traits caractéristiques de l’hégémon. Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, ils sont auréolés de la victoire sur le nazisme. Dans la foulée, ils peuvent apparaître comme le leader/protecteur bienveillant face à l’URSS. Ils disposent en outre d’une capacité économique exceptionnelle à l’époque, avec une part de 22% du commerce international, contre 9% aujourd’hui. Les dépenses militaires du nouvel hégémon restèrent supérieures à 10% du PIB jusqu’en 1970 et oscillaient autour de 500 milliards de dollars jusqu’à la guerre du Golfe. Jusqu’en 1975, les États-Unis possédaient un stock inégalé de têtes nucléaires et « l’hégémonie militaire ne faisait aucun doute », reconnait l’auteur, avant d’ajouter un peu plus loin que « l’Alliance atlantique avait des relents de ligue de Délos ». Mais, tirant l’élastique de l’analogie au-delà de ce qui semble raisonnable, il ajoute : « Avoir tenu le rôle de principal vainqueur et de libérateur, visible de chacun, ne suffisait pourtant pas à créer un statut d’hégémon : la posture pouvait, à la rigueur, inspirer un sentiment de « reconnaissance » ou d’acceptation passive que la science des relations internationales n’a jamais réussi à conceptualiser, ayant peine à trouver dans l’histoire des exemples probants d’un ascendant solide et durable qui fût construit sur une dette morale ». En outre, « détenir seul une arme de destruction massive rend soudain votre protection aimable et désirable, surtout lorsque votre adversaire potentiel, de plus en plus menaçant, est réputé être sur le point de la détenir à son tour ». Sans aucun doute, mais considérer qu’il n’y aurait pas d’hégémonie parce qu’elle n’aurait pas été le fruit d’une libre association sur le modèle de la ligue de Délos est d’autant moins convaincant que l’hégémon grec fut sans doute moins unanimement désiré lorsqu’il imposa, quelques années plus tard, le paiement d’un tribut et s’empara du trésor de Délos. Un autre argument tient à la connivence machiavélienne qui conduisit à une hégémonie partagée avec Moscou, vivant en quelque sorte de la rivalité entre les deux co-hégémons, dont la disparition du premier (l’URSS) entraîna l’effacement du second (les États-Unis).
« À mesure qu’on progresse dans le IIIe millénaire, bien des principes tenus pour éternels semblent s’inverser de manière surprenante : une contre-hégémonie, complexe et multiforme,l’emporte sur l’hégémonie, la contestation sur la domination, la puissance destructrice sur celle qui construit et invente, l’instabilité hégémonique sur la stabilité que devait garantir le leader bienveillant… », estime Bertrand Badie qui nous offre dans la deuxième partie de son livre une analyse intéressante du phénomène contestataire et, en particulier,  du néonationalisme. L’auteur distingue d’abord un « nationalisme émancipateur », qui témoigne, au Sud, d’une décolonisation inachevée et « inspire de très nombreux mouvements qui cherchent à incarner avec succès des peuples oubliés ou non reconnus ou encore des fractions de la population otages d’étrangetés géographiques qui affaiblissent le principe d’intangibilité des territoires et des frontières ». Symptôme du mal-être de l’État-nation occidental comme de son exportation forcée, ce néonationalisme d’émancipation se répand comme une trainée de poudre, jusque et y compris dans l’Union européenne (Catalogne, Écosse, Corse, Flandre, notamment). Un « néonationalisme de revanche », à l’œuvre plus particulièrement en Russie, se caractérise par une volonté de reconquête nourrie par un sentiment de déclassement. S’il partage avec le précédent le souci de faire barrage à toute forme d’hégémonie, le « néonationalisme d’affirmation » regroupe des pays qualifiés généralement d’émergents, comme l’Inde, le Brésil ou la Chine. L’auteur distingue encore un « néonationalisme de survie », propre aux États les plus pauvres et les plus faibles, et un « néonationalisme de repli », qui, en particulier en Europe, se nourrit de la peur de la mondialisation. Avec Trump, c’est enfin l’hégémon lui-même qui est devenu contestataire, cherchant à déconstruire tout ce que ces prédécesseurs avaient contribué à bâtir et générant à travers ses tweets et ses discours, exclusivement tournés vers le marché électoral américain, une instabilité permanente.
Et l’Europe dans tout ça ? « Elle avait contribué à forger et à entretenir l’illusion d’un monde hégémonique en se reconstruisant sous l’abri consenti de la puissance de feu de Washington. Aujourd’hui, le besoin de protection est dissocié d’une menace étatique ciblée, tandis que l’affichage de puissance pratiqué par Washington relève d’une logique inverse à la garantie de puissance. Autrefois, celle-ci était structurelle, organisée et solidaire ; aujourd’hui, la politique d’affichage vaut tous azimuts, y compris contre les alliés d’hier… Plus encore, le nouveau besoin américain d’autoaffirmation banalise désormais l’Europe dans un statut d’extériorité qui en fait potentiellement un rival, et même un « ennemi », en tout cas une cible », constate Bertrand Badie en soulignant que les dirigeants européens ont encore bien du mal à accepter cette nouvelle réalité qui survivra à Donald Trump. (OJ)
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Bertrand Badie. L’hégémonie contestée – Les nouvelles formes de domination internationale. Odile Jacob. ISBN : 978-2-7381-4934-3. 227 pages. 22,90 €
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Prolifération des territoires et représentations territoriales de l’Union européenne
Cet ouvrage se caractérise par son caractère multidisciplinaire, puisqu’il réunit des contributions de juristes et de géographes. « L’État, comme unité territoriale d’espace souverain, est concurrencé par de nouvelles loyautés (ethnies, religions, collectivités, organisations internationales, firmes transnationales…) Entre mondialisation et fragmentation, il n’est plus possible de confondre l’État juridique avec le souverain absolu de la théorie politique moderne conventionnelle », souligne Yann Richard dans son introduction, non sans rappeler que le principe territorial résiste et qu’il est même possible de parler de reterritorialisation.
Si la première partie s’intéresse à l’ingénierie territoriale, son efficacité et sa légitimité politique, notamment à partir des situations française et tunisienne, la deuxième est consacrée à l’Union européenne, sur la base de cinq articles. Le premier, cosigné par les professeurs de géographie Sylvain Kahn (IEP de Paris) et Yann Richard (Université Paris 1), souligne que « la crise européenne actuelle est en fait une crise de la souveraineté territoriale ». Deux conceptions s’y opposent, la première postulant que le territoire de l’UE est celui d’une civilisation européenne qu’il convient de préserver des influences étrangères, alors que la seconde y voit une territorialité produite par le multiculturalisme. Dans le même temps, la gouvernance multi-niveaux qui caractérise l’UE rend peu lisible cette territorialité. Le territoire communautaire « est collectivement construit, mais il ne renvoie pas à une souveraineté européenne et à une société collective consciente d’elle-même, ce qui rend l’idée d’appropriation et celle de référent identitaire problématiques », constatent les auteurs, qui ajoutent : « L’idée de délimitation est problématique aussi, puisqu’il est bien difficile de dire où passent les limites de l’UE. Il y a là un enjeu majeur pour les partisans de l’UE, s’ils souhaitent relancer le processus communautaire ».
On retrouve cette incertitude concernant les limites comme obstacle à l’émergence d’une identité commune dans un article très intéressant de trois autres professeurs de géographie - Clarisse Didelon-Loiseau (Paris 1), Karine Emsellem (Université Côte d’Azur) et Sophie de Ruffray (Université de Rouen) -, consacré à l’apport des cartes mentales dans l’analyse des sentiments d’appartenance à l’Union européenne. Dans le cadre d’un projet du 7e programme-cadre de recherche, il a été demandé à des étudiants de tracer des régions sur une carte du monde en projection polaire. Cette opération a été réalisée sans référence à un sentiment d’appartenance spatiale, l’objectif étant, à l’issue, de vérifier si un ensemble correspond à l’Europe et, si oui, sous quelle forme. Cet exercice a produit des résultats fort contrastés, avec des tracés qui recouvrent l’Union européenne s’agissant des étudiants originaires des anciens États membres (Belgique, France, Portugal) et des représentations très différentes de la part des étudiants hongrois ou maltais. À noter aussi que, parmi la proportion assez faible d’étudiants qui ont spontanément nommé l’ensemble, le mot employé est « Europe » et non UE.
Dans un style plus poétique, le professeur Andreas Faludi (Université de technologie de Delft) propose trois métaphores – l’archipel, l’océan Arctique où flottent des icebergs et le nuage – pour conceptualiser les relations spatiales ou territoriales afin de correspondre à l’espace de l’Union tel qu’il est vraiment et non à ce que le territorialisme dit qu’il devrait être. Pour lui, ces images rendent compte de la grande complexité, pour ne pas dire du désordre auquel on est confronté quand on se représente l’UE. L’Union n’est pas un « produit fini » ; elle est « aussi fluide que la forme des nuages : elle est fluctuante », souligne Andreas Faludi avant de conclure : « Accepter l’idée de désordre permanent demande un effort d’imagination et une capacité d’adaptation. C’est le cas pour tous les défis auxquels l’Europe est confrontée ». (OJ)
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Sylvia Brunet, Lydia Lebon, Yann Richard (sous la direction de). Prolifération des territoires et représentations territoriales de l’Union européenne. Les dossiers des annales de droit. Presses universitaires de Rouen et du Havre. ISBN : 979-10-240-1322-0. 274 pages. 21,00 €
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Le commerce des armes : un business comme un autre ?
Le Groupe de recherche et d’information sur la paix, qui vient de fêter ses quarante ans, publie une bande dessinée avec pour objectif de sensibiliser le grand public à ce qu’il qualifie de « monde opaque ». C’est une conférence du GRIP qui sert de prétexte à cet album qui égrène les chiffres officiels des ventes d’armes, le top 15 des grands exportateurs d’armements ou encore les effectifs employés dans le secteur de l’armement en Belgique. C’est militant de la première à la dernière page, mais aussi plein de couleurs et, en fin de compte, assez divertissant, si on oublie un instant que les armes sont faites, certes pour se défendre, mais aussi pour tuer. (OJ)
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Benjamin Vokar, Philippe Sadzot, Tomasz. Le commerce des armes : un business comme un autre ? Editions GRIP (http://www.grip.org ). ISBN : 978-2-87291-153-0. 54 pages. 10,00 €