Les cinq travaux d’Europe
C’est un peu la loi du genre. La période charnière qui s’étend de la campagne des élections européennes à la constitution de la nouvelle Commission voit, tous les cinq ans, paraître une quantité substantielle d’ouvrages de recettes sur l’avenir de l’Europe à l’intention des nouveaux élus et commissaires. Avec du bon et du moins bon. Et parfois des argumentations ou des recommandations originales, utiles ou qui, à tout le moins, méritent réflexion. Nous en avons déjà recensé plusieurs cette année et le filon semble inépuisable. Kiosque poursuivra donc ce travail d’analyse au moins jusqu’à l’entrée en fonction de la Commission von der Leyen II, en l’intercalant avec d’autres ouvrages aux thématiques les plus diverses, y compris, tout prochainement, un roman. Histoire de changer de genre, de prendre une bouffée d’oxygène, loin des travaux d’Europe.
À la poursuite d’une Europe qui « nous fera grandir », Philippe-Emmanuel Partsch, avocat et professeur de droit bancaire et financier européen à l’Université de Liège, formule trente-quatre recommandations à l’usage des institutions européennes, réparties en cinq chapitres… Ou « travaux d’Europe ». Notons d’abord que ces « travaux » sont d’ampleur très inégale. Sans qu’il soit possible de déterminer l’origine de ce profond déséquilibre : est-ce simplement le reflet de l’état actuel de la construction européenne et des compétences attribuées à l’Union par les traités ? Ou faut-il y voir un manque d’ambition ? Dans les deux cas, le résultat est le même. L’auteur consacre 199 pages à l’économie et au marché intérieur, contre à peine 38 à la cohésion et à la politique sociale. L’environnement, le climat et l’agriculture défilent en 22 pages. La démocratie et l’État de droit n’ont droit qu’à 16 pages. Et la coopération au développement, les migrations, l’action extérieure et la défense sont expédiées en dix pages.
En matière de défense, sujet d’actualité permanente depuis février 2022, les deux pages peuvent se résumer en un appel à plus d’investissement, qui sonne creux face à l’ampleur de l’augmentation des dépenses des États membres (environ 330 milliards en 2024, contre 240 en 2022), la mobilisation de la ‘Facilité européenne pour la paix’ pour l’aide militaire à l’Ukraine, les investissements réalisés via le Fonds européen de défense et les instruments ASAP et EDIRPA. Sans compter la nouvelle stratégie européenne industrielle de défense EDIS et le programme industriel EDIP, proposés en mars dernier. Or, en dépit des efforts, on demeure loin du compte. Les Européens ne sont toujours pas en mesure de se défendre ni de peser sur la scène internationale alors que les tensions et les guerres se multiplient. Et l’économie, le commerce international, nos approvisionnements, etc. ne peuvent prospérer que dans un environnement de sécurité.
Philippe-Emmanuel Partsch n’en demeure pas moins un euro-enthousiaste qui ne manque pas de nous rappeler que « la construction européenne a […] fait office de levier d’Archimède sur les plans économique, social et démocratique » et que « le surcroît de prospérité découlant de la construction européenne est de 9 à 12,5%, selon diverses études ». Toutefois, « ce bilan, positif, ne doit pas occulter un essoufflement, des faiblesses, voire des signes de déclin ». « L’Europe s’est encroûtée. L’allégresse et le dynamisme qui caractérisent son enlèvement dans le mythe fondateur sont loin », écrit l’auteur, qui explique : « Depuis quelques années (2010), les États-Unis réalisent un PIB plus important que nous… Avec une population qui était intérieure de 40% avant le Brexit (325 millions d’habitants contre 514 millions), de 25% après (332 millions contre 447 millions). Le revenu par habitant y est donc nettement plus élevé et l’écart ne fait que se creuser. La différence de pouvoir d’achat (40% en 2017) ne cesse de croître. En termes absolus, le décrochage est brutal. En 2021, le PIB par habitant aux États-Unis serait de 58.584,20 euros contre 28.095,61 dans l’UE, soit une différence allant du double au simple ».
Autre constat légitime : « Notre modèle social, dont nous sommes si fiers, connaît des ratés. 21,6% de la population, soit 96,5 millions de personnes, étaient menacées de pauvreté ou d’exclusion sociale dans l’UE en 2022 – davantage que toute la population allemande ! Même si la situation s’améliore par rapport au pic de près de 25% en 2012, elle reste insatisfaisante. En outre, l’objectif de sortir du risque de pauvreté 20 millions de personnes à l’horizon 2020 a été très nettement manqué, n’ayant été réalisé qu’à 41% (8,2 millions de personnes). Une bombe à retardement pour nos démocraties ».
Pour l’auteur, comme on va le voir, le remède à tous ces maux passe essentiellement par le perfectionnement du marché intérieur, l’initiative privée, la libre concurrence et la réduction de la réglementation, ainsi que l’innovation. Décrivant un marché intérieur « de plus en plus sous-efficient », il déplore en particulier que « le marché des services ne représente qu’un quart des opérations intracommunautaires alors qu’aujourd’hui, les services comptent pour trois quarts dans le PIB européen ». « Depuis 2008, les États membres ont multiplié les entraves aux échanges intracommunautaires. La Commission européenne a manqué de courage politique. Faire aboutir une plainte contre un État membre devant elle est devenu un exploit. En outre, la Commission a introduit trop peu de recours en justice contre ces dérives », estime Philippe-Emmanuel Partsch. Et de poursuivre : « Une série de directives essentielles pour le progrès du marché intérieur ne sont pas appliquées dans les faits, voire pas transposées dans certains États membres. Ainsi, dix ans après l’expiration du délai de transposition, une série d’États membres n’avaient pas mis leur droit en conformité avec la directive ‘Services’ », en 2019. La directive ‘Énergie’, adoptée en 2007, prévoyait la mise en place d’un marché unique de l’énergie avant 2014. En 2022, plus de 50% des lignes transfrontalières d’électricité [n’étaient] pas ouvertes à la concurrence alors que 70% auraient dû l’être à compter du 1er janvier 2020 ».
Pour parachever le marché intérieur, l’auteur propose de généraliser la reconnaissance mutuelle des biens et services, en réduisant les règles de protection des consommateurs, « généralement paternalistes et déresponsabilisantes ». « En cas d’abus avéré d’opérateurs économiques en provenance de certains États membres, des mesures ciblées pourraient être prises par l’État membre [où les abus sont constatés] moyennant notification à la Commission européenne et dans le cadre d’une procédure organisée. Celles-ci seraient plus proportionnées que des restrictions unilatérales aux importations s’appliquant aux biens et services de tous les États membres de l’UE, en ce compris ceux qui ne posent pas problème. Il faut en quelque sorte inverser la logique et que la restriction devienne l’exception, le pis-aller, le dernier ressort. Il faut restreindre les restrictions au commerce intracommunautaire des biens et services », martèle Philippe-Emmanuel Partsch.
L’auteur milite aussi pour davantage d’investissements dans la recherche et le développement, à hauteur de 4 à 5 points de pourcentage du PIB, soit 640 à 800 milliards d’euros par an, sur plusieurs années. Un ordre de grandeur que préconise le rapport Draghi, rendu public lundi 9 septembre, bien que ce dernier ne vise pas exclusivement le financement de la recherche et de l’innovation. Pour rappel, le rapport Draghi met l’accent sur le numérique, la décarbonation, le développement des réseaux transeuropéens de transport d’électricité et la défense. Philippe-Emmanuel Partsch estime que ces investissements dans la recherche devraient s’accompagner d’une réduction des coûts de dépôts de brevets « quatre fois plus chers en Europe qu’aux États-Unis ». Il plaide la réindustrialisation de l’Europe, mais aussi un allègement de la réglementation afin de libérer le secteur financier. « En violation frontale du principe d’une économie ouverte où la concurrence est libre, l’UE restreint la production et les débouchés des services bancaires et financiers, étranglant l’économie européenne. Elle surdimensionne les autorités nationales et européennes qui, devant justifier leur existence, sombrent dans le zèle réglementaire, prudentiel, voire répressif », écrit l’auteur. Avant de fustiger le « flop » de l’Union des marchés des capitaux, qui doit être repensée.
Pour l’auteur, le développement du marché unique passe aussi par la suppression des derniers obstacles et freins à la mobilité des travailleurs ainsi que des efforts dans les domaines de l’éducation (une compétence nationale sur laquelle les États membres exercent, selon nous, un contrôle sourcilleux), des transports et de l’énergie. Très critique à l’égard des systèmes d’éducation nationale, qu’il juge, non sans raison, sclérosés et réfractaires à l’innovation, il propose assez curieusement une solution – le découplage de la fonction d’organisation et de contrôle et de la fonction d’enseignement, laquelle serait ouverte à de nouveaux acteurs venus du secteur privé – analogue à celle déjà suivie notamment dans le secteur de l’énergie, où elle a essentiellement entraîné une augmentation des prix au détriment de l’ensemble des agents économiques. Dans un passage sur l’énergie, aux forts accents pro-nucléaires, Philippe-Emmanuel Partsch ne fait aucune référence à cet échec patent des politiques néolibérales européennes.
Dans son chapitre consacré à la prospérité, l’auteur déploie son énergie pour défendre les règles d’encadrement du déficit public et la lutte contre l’endettement, sans ménager ses critiques à l’égard de la Banque centrale européenne. « La tendance de la BCE à prendre des mesures conjoncturelles, annoncées comme temporaires, est en train de devenir la norme. Non seulement c’est toute la cohérence de la construction monétaire de l’Europe qui est en danger, mais aussi la stabilité financière et la vigueur économique actuelle et future (chute de la productivité, déresponsabilisation, sous-investissement) », écrit-il.
À l’inverse, il a les yeux de Chimène pour la Banque européenne d’investissement, « un joyau de l’UE » qui, avec le Fonds européen d’investissement, pourrait, selon lui, reprendre le rôle des fonds structurels (FSE, FEOGA, FEDER, etc.), jugés déficients, notamment parce qu’ils octroient des subventions. « À mon sens, on ne devrait y recourir qu’en cas d’absolue nécessité et dernière extrémité », écrit Philippe-Emmanuel Partsch, avant d’ajouter : « La place encore faite aux subsides dans la politique de cohésion révèle un trop grand conservatisme, une trop grande fidélité aux mécanismes classiques d’intervention de certains États membres. […] En quelque sorte, de même que la recherche de la prospérité ne doit pas faire oublier les autres dimensions, la solidarité doit intégrer certains éléments de rationalité économique ».
L’auteur ne ménage pas non plus ses critiques à l’égard de la politique agricole commune (PAC), qu’il juge trop coûteuse dans la mesure où elle représente toujours 30% du budget européen, soit 50 milliards d’euros par an. « Il est incohérent qu’une intégration économique comme l’UE, fondée sur l’idée de grand marché et d’économie ouverte, ait comme principale ligne budgétaire une politique de subventions, classique de surcroît. En effet, celles-ci s’analysent principalement comme des aides au fonctionnement. Bref, une sorte de dopant, faussant la concurrence [laquelle ? Au bénéfice de qui ? NDR], freinant l’innovation, affaiblissant à terme les exploitations agricoles et dont l’attribution n’est pas suffisamment fonction de l’atteinte de certains résultats. Le paiement de subventions en fonction des quantités produites ou des surfaces concernées, et non de la situation financière des agriculteurs, interpelle aussi. Des exploitations agricoles qui n’étaient pas dans le besoin ont, longtemps au moins, bénéficié du budget de la PAC », écrit Philippe-Emmanuel Partsch. Avant d’affirmer : « La politique agricole commune échappe à toute analyse d’impact et à tout contrôle de son efficacité ainsi que de son rapport coût-bénéfice. Comme si c’était une vache sacrée. La PAC démontre que l’UE n’est pas à l’abri des lobbies et d’une captation des deniers publics par certaines catégories socioprofessionnelles ».
Tout n’est évidemment pas faux dans cette description, mais la PAC n’a pas en soi de vocation d’assistanat pour agriculteurs « dans le besoin ». Assistanat qui n’est d’ailleurs pas réclamé par les intéressés. Et s’il est vrai qu’elle pèse trop lourd dans le budget européen, c’est aussi parce que ce budget de lilliputiens n’est pas à la hauteur des besoins de l’Union. Les pratiques agricoles doivent être adaptées, ce qui nécessite un dialogue et la recherche de solutions avec le monde agricole, et, pour indispensable qu’elle soit, la réforme de la PAC ne peut être envisagée qu’en tenant compte de toutes les autres dimensions, des entrants (semences, produits phytosanitaires, etc.) à la transformation (industrie agroalimentaire, etc.) et aux modèles de distribution (rôle de la grande distribution en particulier). C’est tout un écosystème qui doit être repensé. Et ce n’est certainement pas le moment de réduire le coût de la PAC. Au contraire, cette enveloppe doit être utilisée à bon escient pour accompagner la transition vers un nouveau modèle. (Olivier Jehin)
Philippe-Emmanuel Partsch. Les cinq travaux d’ Europe – Une Europe qui nous fera grandir. Quo vadis Europa ? Concurrences. ISBN : 979-1-0942-0110-7. 350 pages. 25,00 €