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Bulletin Quotidien Europe N° 13418

29 mai 2024
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N° 107

D’une autre Europe

L’historien Jean-Yves Potel nous entraîne avec cet ouvrage dans une Europe centrale qu’il a longuement parcourue puisqu’il a notamment été conseiller culturel à l’ambassade de France à Varsovie, puis représentant du Mémorial de la Shoah en Pologne. Rencontres, entretiens, témoignages et portraits se succèdent pour traduire les aspirations, les déconvenues et les craintes de cette « autre Europe ». Dans un monde plus incertain que jamais après la « violence extrême » de l’agression russe contre l’Ukraine.

Le monde a bien changé depuis le 24 février 2022. « Que signifient ces nouveaux temps ? Où nous emportent-ils ? Dans une atmosphère analogue, Sigmund Freud posait jadis ce genre de questions à propos de ce qu’il nommait le ‘malaise de la civilisation’. Il y détectait une aspiration profonde de l’humanité à la souffrance. On devrait sans doute y réfléchir. Les parallèles historiques ne manquent pas, qui nous orientent vers cette ‘pulsion d’autodestruction’ que Freud opposait à l’éros. (…) Pour certains, la nouvelle époque est prise aujourd’hui par une tendance inexorable au suicide collectif. La guerre en Ukraine, dans la suite de la pandémie de Covid-19 et alors que l’extrême droite et les populismes prolifèrent en Europe et dans le monde, redistribue les données de notre existence, entretient l’insécurité et les incertitudes. Notre relation au monde se modifie. La pandémie a confirmé notre insouciance face à la destruction de la planète, sinon notre indifférence ; la guerre concrète, de plus en plus proche, déstabilise les équilibres internationaux et concerne, dans ses conséquences économiques et sociales, le monde entier ; quant aux performances électorales de projets autoritaires et xénophobes, elles offrent à la France la honte d’être parmi les pays qui possèdent un des plus puissants électorats d’extrême droite », écrit l’auteur en introduction de son ouvrage.

« Au sein de l’Union européenne, les relations entre les peuples et les États relèvent d’interférences contradictoires qui tiennent autant du passé historique de longue durée, des traditions politiques locales que des transformations radicales mises en œuvre depuis 1989 par des gouvernements élus démocratiquement », nous rappelle Jean-Yves Potel, avant de poursuivre : « La disparition du rideau de fer a intensifié les relations mutuelles dans tous les domaines. Si la liberté de circulation est en tête des nouveautés les plus appréciées des populations, ce n’est pas un hasard. À l’inverse, les replis sur soi, les haines xénophobes, le rétablissement des frontières intérieures et le durcissement des autres, le tout mitonné à la sauce sécuritaire ou anti-terroriste, produisent des effets désastreux sur les consciences et les imaginaires collectifs ». Pourtant, si « l’Union européenne donne trop souvent l’impression de n’avoir plus grand-chose à offrir en face des engouements ‘souverainistes’ », « l’offre européenne ne doit pas s’épuiser ».

« La démocratie souffre de la mondialisation. Celle-ci accuse les inégalités et accroît le nombre de gens qui ne comptent plus, que l’on considère, à tort, quantité négligeable. Et surtout, transforme la démocratie en une forme vide de contenu, comme ces œufs de Pâques slaves évidés. Elle n’existe plus qu’au niveau de l’État central, et encore. Les décisions économiques, dont dépendent les conditions de vie de chacun, se prennent dans le mouvement du capital financier global. Ce qui explique la faiblesse, sinon l’effondrement de la démocratie », observe l’ancien porte-parole de Solidarność, Karol Modzelewski, dans un entretien de 2017 avec l’auteur. Et il ajoute : « Les opinions se cristallisent autour de la défense ou du rejet de la démocratie. Les partisans du PiS se sentent rejetés par la démocratie. Pour eux, elle est à l’origine de la dégradation de leur existence. (…) Je ne saurais dire où nous allons. Il est certain que ce clivage traverse maintenant toutes les strates sociales, qu’il est très grave. Il prend l’allure d’un clivage culturel entre deux univers qui n’ont plus de langage commun, de communication possible. Comme si nous n’étions plus la même nation. Un abîme nous divise, divise les familles, les groupes d’amis ou d’anciens amis. Ni les concepts ni les valeurs ne semblent capables de le combler. Nous sommes devant une société réellement en crise, profondément malade. Je ne crois pas que nous soyons les seuls. Il y a des phénomènes semblables dans les autres pays européens ».

« Quand on relit vingt-cinq ans plus tard (les) discours (de l’ancien dissident puis président tchèque Vaclav Havel), on mesure les illusions. Ces projets apparaissent comme l’expression d’un rêve impossible, celui qui enthousiasmait les foules de Prague, Berlin, Budapest ou Varsovie en 1989, mais qui avait déserté depuis longtemps les couloirs de Bruxelles, Paris ou Londres », écrit Jean-Yves Potel. Et de poursuivre : « Les Européens se sont principalement occupés de la mise en place, suite à l’Acte unique adopté en 1986, d’un grand marché, puis d’une union économique et monétaire, avec pour principale inquiétude la toute-puissance allemande. On a oublié aujourd’hui les premières réactions d’un François Mitterrand ou d’une Margaret Thatcher à la chute du Mur. Elles exprimaient moins la joie de l’effondrement du totalitarisme que la crainte d’une Allemagne réunifiée. (…) Dans le même temps émergeaient de nouvelles puissances qui s’émancipaient des empires et des blocs en décomposition, qui cherchaient à s’imposer dans leur région ou au-delà. Quelle que fût la réalité du danger, ces années 1990 ont abouti à une réorganisation chaotique du monde et à des actions (ou non-actions) militaires qui se soldèrent par des catastrophes : Irak, Yougoslavie, Rwanda, et j’en oublie. Le 9/11, attaque terroriste en 2001 au cœur de la superpuissance américaine, résultante de cette décennie houleuse, a ouvert une nouvelle époque multipolaire que l’Europe ne sait toujours pas exploiter. ‘Elle n’en finit pas de souffrir de son incapacité à se situer dans le monde’, nous dit (le politiste français) Bertrand Badie. Les alliances des États européens sont restées définies par les égoïsmes nationaux, les rapports de force économiques et militaires au sein de l’Union et, partant, la stabilité des compromis passés, et l’équilibre entre ce que l’on appelle l’approfondissement et l’élargissement a été malmené. Face au ‘choc de la mondialisation’, les États, prompts à partager les dividendes de la croissance, n’ont pas voulu ‘cogérer les pertes’, notamment en 2008 et lors de la crise grecque. ‘L’Union n’a pas su passer de l’association à la solidarité’ ».

Après un poignant témoignage de Sevdje Ahmeti sur la guerre et la condition des femmes au Kosovo et la retranscription de deux entretiens (1997 et 1998) de l’auteur avec l’intellectuel tchèque Antonin Liehm, l’ouvrage évoque le « renouveau juif » dans la Pologne démocratique des années post-communistes, en donnant la parole au psychologue Konstantin Gebert. À l’auteur qui lui demande : « Que dit un intellectuel juif dans la Pologne d’aujourd’hui, face au désordre du monde ? Nous terminons l’été 2014 qui n’est pas de bon augure, avec les guerres à Gaza, en Irak/Syrie et dans l’est de l’Ukraine… », ce dernier répond : « C’est immensément compliqué, ça part dans toutes les directions, et il n’est pas évident que nous sachions à quoi nous assistons. Je ne me lancerai pas dans cette analyse, même si je constate qu’en Pologne, comme dans le reste de l’Europe, commence à poindre un nouvel antisémitisme sous couvert d’antisionisme – habillage que nous connaissons pourtant très bien depuis 1968. Nous avons eu deux manifestations devant l’ambassade d’Israël cet été, liées à la guerre de Gaza. L’une organisée par des groupes néonazis avec des slogans du genre ‘Nous ne demandons pas pardon pour Jedwabne’ (massacre de plusieurs centaines de juifs en 1941 : Ndr), pour signifier soit que nous ne sommes pas responsables – les Allemands sont les seuls coupables – soit qu’il n’y a pas à s’excuser – tuer des youpins est bien normal. Un autre slogan était d’ailleurs plus clair : ‘Nous ferons de vous du savon’. La deuxième manif, organisée par des groupes de gauche,qui avaient condamné les slogans antisémites de la précédente, criait ‘Varsovie, Gaza, même combat’, mais sans un mot contre les roquettes du Hamas. Trop peu pour moi. Ces manifestations étaient très minoritaires, car les Polonais ne s’intéressent pas au Moyen-Orient et ne le comprennent pas. Ils sont plutôt touchés par ce qui se passe à côté, en Ukraine. Mais je crains qu’en Pologne, les partisans du Hamas deviennent plus nombreux que ceux d’Israël ».

Et de façon prémonitoire, Konstantin Gebert ajoute : « Plus généralement, je dirai que les vingt-cinq années depuis la chute du Mur seront vues comme une des meilleures périodes de l’histoire européenne. De la Pologne certainement. Cela fait des siècles que nous n’avons pas connu une telle opportunité historique. Or, dorénavant, c’est terminé. Nous marchons vers un avenir peu encourageant. Les guerres redeviennent un élément de la réalité européenne. Que l’Europe ait mis autant de temps à comprendre leurs enjeux, que nous ne pouvions pas les éviter, c’est pour moi, après la Bosnie et ses 120 000 morts, d’une bêtise incompréhensible. La Bosnie et la Croatie nous ont prouvé que la guerre restait bel et bien citoyenne de l’Europe. Ce qui s’annonce n’est pas réjouissant. Je crois que nous serons devant une lame de fond d’une violence à laquelle nous ne sommes pas habitués et la réaction européenne ne sera pas belle à voir ».

L’auteur nous offre aussi de nombreux portraits d’écrivains comme ceux du Hongrois Imre Kertész ou du Polonais Tadeusz Kantor. Avec aussi un chapitre consacré aux trois romancières Christa Wolf, allemande, Gabriela Adamesteanu, roumaine, et Sofia Oksanen, finno-estonienne. Et une conclusion tirée de trois de leurs romans – respectivement, « Ville des anges », « Situation provisoire » et « Quand les colombes disparaissent » - : « Le combat avec la mémoire du 20e siècle (…) ne nous construit pas. Au contraire, dans sa forme publique (collective) et intime (familiale), cette mémoire deviendrait source de destruction. Elle nous agresse et il nous faut nous battre avec elle si l’on veut se construire une conscience morale. Et il faut, parfois, appeler l’oubli à la rescousse ». (Olivier Jehin)

Jean-Yves Potel. D’une autre Europe – Dire, écrire et agir en Europe centrale. Circé. ISBN : 978-2-8424-2461-9. 394 pages. 27,00 €

D’une civilisation française

La Revue générale consacre son dernier numéro à un étrange objet du désir pour de nombreux Belges, francophones en particulier, parfois teinté d’une forme de complexe. Mais de quoi parle-t-on au juste lorsque l’on évoque cette « civilisation française » que l’on peine à définir et qui, dans ses modalités de rayonnement, aux 19e et 20e siècles, ne peut s’exonérer de critiques ? Parce que, comme le rappelle Renaud Denuit, le mot « civilisation » n’apparaît qu’à la fin du 17e siècle, dérivé du verbe « civiliser » (1568), et il enfantera au 19e siècle les termes « civilisable » et « civilisateur » aux forts relents coloniaux et racistes. Un mot aussi qui s’illustre dans une forme de messianisme prétendant à l’universel. Au contraire de la Kultur allemande, qui renvoie d’abord à « l’identité profonde d’un peuple », mû par le même esprit (Geist), et lui permet, à un certain stade, de prendre conscience de soi pour constituer un corps social (Hegel).

Comme à l’accoutumée, la Revue générale nous offre une palette diversifiée de textes qui ne se rapportent pas tous à la « civilisation française ». J’en retiendrais deux. Tout d’abord, un bref, mais très beau texte de son rédacteur en chef, Frédéric Saenen, sur le mot « système », « sésame de la pensée pauvre ». Et surtout l’entretien accordé à Christopher Gérard par l’officier supérieur des Troupes de marine, Raphaël Chauvancy.

Interrogé sur les trois principales leçons de la guerre en Ukraine, ce dernier répond : « L’Europe s’est rêvée comme une novelle Jérusalem céleste libérée du poids de l’histoire, phare et idéal du monde, mais invulnérable à ses soubresauts. Elle regardait avec une pitié condescendante les peuples encore soumis aux caprices de Clio. Pourtant, les hommes meurent et des villes s’embrasent à ses frontières, sur les lieux mêmes des grands combats de la Deuxième Guerre mondiale qu’elle pensait ne plus jamais revoir. L’histoire ne s’arrête jamais et les seuls à en sortir sont les vaincus. Les Ukrainiens paient la leçon avec courage, mais au prix fort. Leurs voisins occidentaux l’ont-ils vraiment retenue ou leur faudra-t-il un nouveau choc pour l’assimiler ? »

« La deuxième leçon est qu’il est dangereux de s’en remettre à autrui pour assurer sa propre sécurité. L’Europe de l’Ouest s’est assez veulement lovée dans le confortable protectorat américain. Or, les Américains sont des contribuables comme les autres et n’entendent sacrifier ni leur épargne ni le sang de leurs enfants, à moins d’être directement menacés. À l’heure de l’épreuve avec une Russie revancharde, ils se souviennent que l’Atlantique les protège et jugent que contenir l’ours russe n’est peut-être pas tant leur affaire que celle des Européens. L’autonomie stratégique n’est pas un luxe, mais un impératif urgent », poursuit Chauvancy. Et de conclure : « Enfin, la guerre ne se cantonne pas aux tranchées sanglantes du Donbass. On a vu la Russie instrumentaliser l’arme migratoire pour affaiblir l’Europe et l’arme informationnelle pour y favoriser la polarisation et les risques de dislocation. Le Grand jeu économique et financier se joue à l’échelle mondiale. Les régimes autoritaires, les fondamentalismes religieux et les mouvements subversifs dits ‘woke’ opposent frontalement leurs modèles idéologiques aux idées de démocratie et de liberté. Les mercenaires affluent en Afrique tandis que de nouvelles bases militaires étrangères s’y implantent. La guerre en Ukraine n’est ainsi qu’une facette de la compétition globale. C’est-à-dire de la guerre permanente. La notion de paix appartient désormais à l’histoire ». On ne peut être plus clair ! (OJ)

Frédéric Saenen (sous la direction de). D’une civilisation française. Revue générale n° 2024/1, mars 2024. ISBN : 978-2-3906-1448-7. 254 pages. 27,00 €

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