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Bulletin Quotidien Europe N° 13343

6 février 2024
Sommaire Publication complète Par article 31 / 31
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N° 099

La grande confrontation

Avec réalisme, le député européen Raphaël Glucksmann montre et veut convaincre que la guerre d’Ukraine n’est pas un épiphénomène lointain, sans conséquence et sans véritable enjeu pour nos démocraties, comme le pensent encore nombre d’Européens. Parce qu’il y a, et ce indépendamment du niveau d’éducation et d’information, avec ou sans l’influence de la propagande russe, dans les élites comme dans les peuples, pléthore d’idées reçues et de prétextes généralement infondés, mais tellement confortables : l’Ukraine appartiendrait à la zone d’influence russe et la Russie aurait toute légitimité à y intervenir ; l’Ukraine ne serait pas un véritable pays et n’a jamais été indépendante ; la Russie aurait été conduite à agir pour protéger des Russes ou russophones opprimés ; la guerre est la conséquence de l’encerclement et de l’affaiblissement de la Russie, voulus par les Américains et réalisés au travers de l’OTAN et de l’Union européenne ; l’intérêt bien compris des Européens n’est pas en Ukraine, mais dans une politique de neutralité à la manière helvétique et la reprise des échanges commerciaux. Autant de postulats qui nient l’histoire et bafouent les libertés et les droits de l’homme, mais surtout qui privilégient le confort immédiat sur l’intérêt stratégique à long terme. Et c’est cela aussi que dénonce avec force et démonstration, mais aussi parfois un excès de romantisme et de lyrisme, l’élu européen.

Outre des rencontres, notamment avec la journaliste Anna Politkovskaïa et des témoignages recueillis au fil des années, Raphaël Glucksmann consacre une partie de cet ouvrage aux enseignements qu’il tire des auditions et travaux de la commission spéciale du Parlement européen sur les ingérences étrangères, qu’il préside depuis 2020. « Le verdict de nos travaux, écrit-il, est sans appel : les dirigeants européens ont, pendant des années, autorisé des tyrannies étrangères, la Russie et la Chine en tête, à faire leurs courses au sein de nos élites, à investir dans nos secteurs stratégiques pour nous rendre dépendants, à persécuter ou assassiner leurs opposants sur notre sol, à s’ingérer dans nos élections et à financer des mouvements politiques hostiles à l’Union européenne… Sans jamais leur faire payer le prix de leurs attaques. Notre faiblesse était une invitation à l’agression, notre lâcheté un encouragement à la conquête. Dans le cas de la Russie, elles ont conduit notre continent au bord du gouffre ».

« Tout commence toujours par la corruption », souligne l’auteur, qui consacre de longues pages au scandale du Qatargate, à celui de l’achat de voix au sein de l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe par l’Azerbaïdjan ou encore au rôle de personnalités européennes – de Gerhard Schröder à François Fillon, en passant par Esko Aho, Christian Kern, Wolfgang Schüssel et Karin Kneissl - dans le déploiement des ingérences économiques de la Russie et de la dépendance des Européens à l’égard du gaz et autres matières premières russes. « Lorsque Vladimir Poutine lance ses troupes à l’assaut de l’Ukraine le 24 février 2022, l’Allemagne dépend à plus de 50% du gaz russe et les stocks stratégiques qu’elle a vendus ont été méthodiquement vidés par Gazprom dans les mois qui précèdent l’invasion. L’embargo sur les hydrocarbures demandé par notre Parlement est donc repoussé à plus tard et les importations – en valeur, mais aussi en quantité : il fallait bien reconstituer les stocks ! – augmentent dans les premiers mois de la guerre », rappelle l’auteur. Et ce de plus de 60% par rapport à la même période de 2021. Résultat : « Avant de parvenir à se défaire de sa dépendance gazière, l’Europe a financé pendant six mois l’effort de guerre russe contre l’Ukraine à hauteur de 800 millions d’euros par jour ». Mais, certains énergéticiens, parmi lesquels Total, et leurs actionnaires en ont aussi profité, tardant à se retirer de Russie, rappelle également Raphaël Glucksmann. On peut néanmoins regretter que, s’il consacre de longues pages à la dépendance, notamment allemande, au gaz russe, l’auteur ne mentionne pas la dépendance française à l’égard de l’uranium.

« La volonté affichée de restaurer l’Empire déchu n’est pas simplement la quête d’une grandeur perdue. L’Empire n’est pas désiré parce qu’il apporterait enfin la paix et la stabilité à la Russie, mais pour la raison inverse : n’ayant pas de frontières claires, ne reconnaissant que des marges mouvantes, il est en état de guerre permanent », écrit l’auteur, avant de poursuivre : « Le terme utilisé par la propagande officielle –’Russky Mir’ ou ‘monde russe’ - souligne que la Russie est légitime à intervenir militairement dans chaque recoin du ‘monde russe’. Mais quelles sont les bornes géographiques de ce ‘monde russe’ ? L’es-URSS ? L’ancien bloc communiste dans son ensemble ? L’empire de Catherine II ? Chaque terre sur laquelle résident des Russes ? Partout où l’on parle la langue russe ? Ce ‘monde’ n’a pas de limites précises, ou plutôt il a les limites que lui fixe le Tsar en fonction de ses besoins du moment. Et la guerre devient donc une donnée constante pour les Russes et les nations qui sont décrétées appartenir à leur ‘monde’ ». C’est d’ailleurs ce que confirme Vladimir Poutine à un écolier de 9 ans, en lui disant en novembre 2016 que « les frontières de la Russie ne se terminent nulle part », rappelle Raphaël Glucksmann.

L’auteur cite aussi Piotr Tolstoï, vice-président de la Douma, qui, peu de temps avant l’invasion de l’Ukraine, déclarait : « Chacun doit réaliser qu’une mobilisation et une guerre mondiale à mort nous attendent. Quelqu’un perdra son emploi, un autre son entreprise, beaucoup seront mutilés, encore plus de nos compatriotes seront emportés par la mort. La guerre est notre idéologie nationale ». Une idéologie, qui ne s’arrête pas à l’Ukraine, mais qui est exportée jusqu’en Afrique, via le groupe Wagner et les juntes qu’il promeut, entretient et sert, en pratiquant la prédation sans vergogne. Sans disculper les anciennes puissances coloniales, on peut s’interroger, avec Raphaël Glucksmann : « Quelle est la différence entre le groupe Wagner et Daech ? Pourquoi n’est-il pas sur la liste européenne des organisations terroristes, comme le Parlement européen l’a exigé ? »

Raphaël Glucksmann dénonce aussi ce qu’il appelle « le péché originel de la réponse européenne à la guerre de Poutine », à savoir la progressivité des sanctions (on est entre le 12e et le 13e paquet actuellement) et des moyens fournis aux forces ukrainiennes, qui ne permettent pas « d’inverser le rapport de forces sur le terrain et de priver d’oxygène la machine de guerre russe ». « Des semaines de débats sont nécessaires pour décider de livrer des armes lourdes, puis des mois pour accepter de fournir les systèmes de défense aérienne (et il en manque toujours) et à nouveau des mois pour consentir à envoyer les tanks réclamés (…). Cette logique du compte-gouttes diminue l’impact de notre aide. Elle prolonge le conflit plus qu’elle ne l’abrège. Elle permet à l’Ukraine de ne pas s’effondrer, mais elle ne lui permet pas de gagner. Elle découle directement de notre incapacité à affirmer ensemble, en tant qu’Européens, que cette guerre est aussi la nôtre », écrit-il.

Et l’auteur de poser la vraie question de 2024 : que ferons-nous, Européens, si dépendants du parapluie américain, si celui-ci venait à nous être retiré à l’issue des élections américaines, dans quelques mois ? Ou la prochaine fois ? « Le premier devoir de l’autorité politique est de protéger la cité. Je me bats pour que l’Union européenne développe des capacités autonomes de défense parce que je ne peux me résoudre au fait de dépendre du vote des électeurs du Michigan tous les quatre ans pour savoir si Vilnius, Riga ou Berlin seront protégées ou non », répond Raphaël Glucksmann. Avant d’ajouter : « Les États-Unis sont un allié essentiel dans le soutien à l’Ukraine et la défense de l’Europe face à Poutine, mais dépendre exclusivement d’eux relève d’une forme de folie. Nous ne maîtrisons pas l’évolution du débat public américain (et les trolls russes y ont plus d’influence que nous) et nous n’avons aucune visibilité sur les prochaines échéances électorales outre-Atlantique : il nous faut donc grandir et passer du statut de l’enfant à celui d’adulte. Cela suppose d’investir massivement dans la défense ».

« Comme toujours à travers l’Histoire, les démocraties sont désespérantes de cécité et de faiblesse jusqu’au moment où elles n’ont plus d’autre choix que d’ouvrir les yeux et d’enfiler le bleu de chauffe, jusqu’à ce moment de bascule où elles se redressent, se mobilisent et prouvent au monde qu’aucun système n’est plus solide et plus juste que le leur. Ce moment du sursaut est venu », affirme Raphaël Glucksmann. Et il ajoute, cinglant : « La guerre exige la redéfinition de la notion de réalisme et sa réappropriation par ceux qui ont la nuque assez raide pour ne pas passer leur vie à se regarder le nombril ou à baisser la tête face à l’ennemi. Œuvrer à la défaite totale de Poutine en Ukraine est réaliste. Défendre les Ouïghours déportés par une hyperpuissance autoritaire qui entend dominer nos économies et les échanges mondiaux est réaliste. Rompre avec la globalisation dérégulée qui affaiblit nos nations et renforce nos adversaires est réaliste. Mettre en place l’écologie de guerre (l’auteur promeut un concept de puissance écologique : NDLR) est réaliste. Accélérer la transition énergétique est réaliste ». Sans doute, mais tout ça à la fois, est-ce bien réaliste ? (Olivier Jehin)

Raphaël Glucksmann. La grande confrontation – Comment Poutine fait la guerre à nos démocraties. Allary Éditions. ISBN : 978-2-3707-3453-2. 186 pages. 19,90 €

The European Union in Asia and the Indo-Pacific

Le diplomate autrichien Michael Reiterer, qui a notamment été en mission pour l’Union européenne au Japon et ambassadeur de l’UE en Corée du Sud et en Suisse, souligne dans cette étude que « confrontée à la compétition (que se livrent les) puissances chinoise et américaine et à la coopération sino-russe en vue de bâtir un nouvel ordre international, l’UE va devoir tirer parti de sa force grâce à des politiques vigoureuses, fondées sur une analyse en profondeur de ses intérêts économiques et de sécurité ».

Sur le plan du commerce, l’absence de l’UE des accords RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership) et CPTPP (Comprehensive and Progressive Agreement for Trans-Pacific Partnership) la met dans une position désavantageuse en ce qui concerne l’imposition de normes, observe l’auteur.

Michael Reiterer estime aussi que « l’UE devrait engager un dialogue bilatéral avec la Chine, tout en conservant l’option de rencontres additionnelles (trilatérales) avec les États-Unis, le Japon et la Corée du Sud, éventuellement élargies à un cadre quadrilatéral avec l’Inde ». « Cela pourrait contribuer à construire une base commune partagée d’intérêts mutuels, en termes d’économie, d’environnement et de changement climatique », explique-t-il.

« Des efforts pour renforcer les capacités militaires, sécuriser les lignes d’approvisionnement et de production, maintenir le commerce ouvert et préserver les écosystèmes technologiques afin de renforcer la résilience, et non l’isolationnisme ou le protectionnisme, sont nécessaires. Ce sont des éléments pour bâtir une ‘autonomie coopérative’, une expression plus appropriée que l’‘autonomie stratégique’, qui a produit des malentendus en étant perçue comme de l’isolationnisme ou le découplage des États-Unis ou de l’OTAN. L’essence d’une telle politique de coopération pour développer l’autonomie devrait aussi intéresser le Japon et la Corée du Sud », écrit le diplomate, qui estime que les pays qui cherchent à se préserver dans la lutte de grandes puissances entre la Chine et les États-Unis pourraient être intéressés à « coopérer avec une puissance bénigne, comme l’UE, qui cherche aussi à défendre ses intérêts selon ses propres termes ». (OJ)

Michael Reiterer. The European Union in Asia and the Indo-Pacific – International Cooperation in the Era of Great Transformation and Mounting Security Challenges. Fondation Jean Monnet. Collection Débats et Documents n° 31. Décembre 2023. Cette étude peut être téléchargée gratuitement à l’adresse : https://aeur.eu/f/apj

La concurrence en électricité augmente les prix

Dans un numéro consacré à la science et aux technologies, la revue Futuribles nous offre un article du contrôleur général honoraire d’Électricité de France (EDF), Lionel Taccoen, qui montre combien l’ancien patron d’EDF (pendant 20 ans), Marcel Boiteux, avait raison en 2007 de mettre en garde contre la libéralisation du service public de l’électricité. Et ce pour plusieurs raisons : les sources principales de production sont détenues par les anciens monopoles (hydroélectricité, notamment) et/ou inaccessibles aux autres (nucléaire), ce qui implique pour les nouveaux entrants un coût d’achat identique ; les coûts de transport de l’électricité sont identiques pour tous les opérateurs ; des coûts de commercialisation (inexistants en situation de monopole) viennent renchérir le prix. Dès lors, la libéralisation ne pouvait pas produire de baisse des prix. En outre, les contraintes spécifiques de tension sur le réseau rendent illusoire toute concurrence à la baisse parce qu’elles ne permettent pas le fonctionnement d’un réel marché de l’offre et de la demande. En une vingtaine d’années, les consommateurs ont eu le temps de le vivre et de mesurer l’augmentation vertigineuse des prix. Un article éclairant, indispensable pour en comprendre les mécanismes et, peut-être, enfin ouvrir les yeux des idéologues de la concurrence et du libéralisme ! (OJ)

Lionel Taccoen. Marcel Boiteux avait raison – La concurrence en électricité augmente les prix. Futuribles. Numéro 458. Janvier-février 2024. ISBN : 978-2-8438-7473-4. 136 pages. 22,00 €

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