Dominer
Le philosophe Pierre Dardot (Université de Nanterre) et le sociologue Christian Laval cosignent cette vaste enquête qui va puiser aux sources de l’histoire et de la philosophie politique pour décrypter le processus de formation de l’idée de souveraineté et de l’État en tant que moyen de domination. Cette enquête est réellement passionnante et mérite d’être lue, même si l’on peut douter de la capacité de nos sociétés à inventer un modèle d’autogestion réellement viable. Car l’ouvrage, comme l’indiquent les auteurs dès l’introduction, est dirigé « contre l’idéologie souverainiste, qu’elle soit de droite ou de gauche » et appelle à imaginer une autre forme de gouvernance.
Aux yeux des auteurs, l’idéologie souverainiste « a le quadruple défaut 1) d’alimenter le nationalisme et l’étatisme ; 2) de ne constituer qu’une fausse sortie du néolibéralisme dans la mesure où celui-ci est d’ores et déjà hybridé avec différentes formes d’identitarisme et de protectionnisme (Trump ou Erdogan en sont deux exemples parmi d’autres) ; 3) d’inviter à l’exercice d’un pouvoir autoritaire, parfois « néofasciste », en tout cas antidémocratique, au nom du Peuple ou de la Nation fétichisés dans la mesure où elle oublie que la face externe de la souveraineté et sa face interne, la puissance de commandement sur les sujets nationaux, sont plus que jamais étroitement liées ; 4) plus fondamentalement encore, d’interdire à l’humanité de faire face aux défis mondiaux auxquels elle doit maintenant répondre de façon tout à fait urgente (nouveau régime climatique, catastrophes alimentaires, menaces de guerre nucléaire, migrations, finance, inégalités, etc. ». Car, « comment « sauver la planète » si chaque État se comporte comme propriétaire d’une partie de la planète, dont il peut faire ce que bon lui semble en fonction de ses seuls intérêts de rentabilité ? » La forêt amazonienne est certes « le poumon de la planète » et, à ce titre, un bien commun, mais elle est aussi avant tout le milieu de vie des Amérindiens, rappellent les auteurs pour qui l’urgence climatique « impose aujourd’hui de remettre en cause, directement et ouvertement, le principe de la souveraineté de l’État et la logique interétatique qui n’en est que le strict corollaire ».
Une notion de souveraineté qui est née autour du pape au 11e siècle et qui n’a jamais été remise en question par les révolutions. Après avoir évoqué les formes antiques de gouvernance, en Grèce et à Rome, mais aussi l’organisation des cités italiennes au Moyen-âge, les auteurs nous plongent dans la révolution pontificale de la deuxième moitié du 11e siècle qui voit les papes s’affranchir de l’influence des empereurs et des grandes familles romaines en réservant leur élection aux seuls cardinaux (1059) avant de revendiquer progressivement une souveraineté universelle à la fois spirituelle, temporelle et juridique. Peu avant l’effondrement de l’hégémonie papale, Boniface VIII (1294-1303) revendiquera un rôle de législateur universel, affirmant que tout droit sort des entrailles du pape. Selon le médiéviste italien Agostino Paravicini Bagliani, Benedetto Caetani, alias Boniface VIII, aurait vraisemblablement été le premier à coiffer la tiare à trois couronnes symbolisant l’universalité du pouvoir pontifical, le dominium sur le monde (supériorité du pape sur les rois et l’empereur) et sa souveraineté sacerdotale.
Pendant les 12e et 13e siècles, la souveraineté royale va se modeler sur celle du pape pour mieux contrer la prétention de ce dernier à l’absolutisme. C’est de la lutte des rois contre l’aspiration des papes à la théocratie universelle et le cléricalisme, qui marque encore profondément l’Église catholique aujourd’hui, que va naître l’État souverain moderne. Le concept de souveraineté royale va être comme décalqué de celui de la souveraineté pontificale, l’absolutisme des rois succédant à celui du pontife romain. La doctrine juridique selon laquelle « le Roy ne meurt jamais » puise ainsi ses racines dans une décrétale de Grégoire IX (Dignitas non moritur). À l’image de l’Église, dont les fidèles sont le corps et le Christ (selon Paul de Tarse) ou le pape (selon les canonistes) la tête, chaque pays devient un corps dont le roi est la tête. Afin d’affirmer la permanence de la couronne et la puissance abstraite de l’État, on va dissocier la personne du roi de l’institution impersonnelle et permanente (la couronne ou l’État) dans la « théorie théologico-politique des deux Corps du roi », qui n’est pas sans rappeler les rituels qui entourent le couronnement et la mort du pape à partir du 11e siècle (Agostino Paravicini Bagliani, « Le Corps du Pape », Seuil). La révolution ne fera que transférer la souveraineté du Roi à la Nation, l’État conservant la même permanence et les mêmes ressorts de puissance externe et de domination intérieure, soulignent les auteurs, non sans avoir évoqué au préalable le développement de la raison d’État et de la notion d’intérêt national aux 16e et 17e siècles, notamment avec Machiavel, pour qui « la nécessité n’a point de loi ». Pour résumer, « comme les hommes sont méchants et entrent sans cesse en guerre les uns avec les autres, le gouvernement doit être aussi celui de la guerre permanente ». Un peu comme Macron, qui est en guerre contre le séparatisme islamique, le terrorisme et… la Covid-19. Si ce dernier a bien retenu ce principe, les politiques en général – mais il y a bien quelques exceptions -, n’ont aucun mal à mettre en pratique l’attitude à l’égard du public que Gabriel Naudé recommande en 1639 : « le manier et persuader par de belles paroles, le séduire et tromper par les apparences, le gagner et tourner à ses desseins par des prédicateurs et miracles sous prétexte de sainteté ». Les miracles et la sainteté n’ont plus la cote, mais le principe demeure et les bataillons de communicants contemporains ne manquent pas d’imagination pour le faire vivre.
« La souveraineté de l’État semble aujourd’hui faire un spectaculaire retour en force sous la forme du nationalisme autoritaire le plus débridé et le plus décomplexé », avec Poutine, Trump, Erdogan, Netanyahu ou encore Bolsonaro, mais elle revêt aussi le visage, « plus avenant en apparence, d’un néolibéralisme ‘ouvert sur le monde’, adepte du ‘multilatéralisme’ et volontiers donneur de leçons en matière de droits de l’homme », observent les auteurs, tout en estimant qu’il est en crise. Une crise de la souveraineté qui « peut déboucher (…) sur la restauration archaïsante de sédiments plus anciens encore, notamment religieux, ethno-nationalistes ou absolutistes ». Et les auteurs d’ajouter : « Les figures de Trump, Bolsonaro, Modi et autres sont à cet égard exemplaires de la tentation d’un recours au ‘sauveur suprême’ investi de la mission de défendre les commandements sacrés, la nation ou l’ordre contre les méfaits des ‘élites intellectuelles’, de ‘l’ennemi intérieur’ ou des ‘minorités dangereuses’. Les phénomènes paresseusement rangés sous la dénomination de ‘populisme’ entremêlent confusément la crise de confiance dans l’État et un ‘dernier espoir’ dans une personnalité dotée d’un pouvoir charismatique ».
« La vraie exigence politique d’aujourd’hui consiste non pas à restaurer la verticalité de l’État ni même à la maintenir, mais à commencer à se débarrasser du fétiche du pontificalisme étatique pour imaginer un autre système d’obligations des individus les uns vis-à-vis des autres qui déjoue l’alternative entre verticalité et horizontalité en refusant la logique même de la représentation politique », affirment Pierre Dardot et Christian Laval, sans malheureusement nous proposer la moindre piste de mise en œuvre de la démocratie directe qu’ils appellent de leurs vœux. (Olivier Jehin)
Pierre Dardot, Christian Laval. Dominer – Enquête sur la souveraineté de l’État en Occident. La Découverte. ISBN : 978-2-348-04214-0. 730 pages. 26,00 €
The EU’s Strategic Compass and Its Four Baskets
Le rapport de ce think tank allemand est le fruit d’un colloque organisé le 21 septembre 2020 en partenariat avec le ministère allemand de la Défense et le moins que l’on puisse dire c’est qu’il n’est pas très enthousiasmant. À l’origine, il s’agissait de réunir des experts en vue d’identifier des recommandations concernant l’exercice d’élaboration d’une boussole stratégique, qui doit se poursuivre durant toute l’année 2021 pour donner à l’UE un successeur à la stratégie globale de 2016, jugée trop vague.
Un premier panel sur la gestion de crise, dont Nicole Koenig (Institut Jacques Delors) est le rapporteur, estime que les objectifs généraux de la PSDC devraient être précisés, notamment en termes (1) d’équilibre entre la gestion des crises et la protection/défense du territoire, (2) des types de crises dont l’UE devrait s’occuper, (3) uniquement dans le voisinage ou sur des théâtres plus distants ou encore en ce qui concerne (4) la gestion des frontières, la lutte contre le crime organisé et la protection des infrastructures critiques. Dans ce contexte, les États membres devraient aussi réévaluer la division du travail et la coopération entre l’UE, l’OTAN et l’ONU. Enfin, les États membres devraient discuter de l’utilisation des groupements tactiques.
Jana Puglierin (ECFR) souligne que l’idée de résilience (thème du second panel) apparait plus de 40 fois dans la stratégie globale de l’UE, mais qu’elle doit encore être définie clairement. Elle souligne qu’il s’agit d’un concept dynamique, mais aussi que la résilience ne peut être obtenue que par une interaction de différents niveaux et acteurs : l’UE et ses États membres, les secteurs privé et public, les acteurs civils et militaires et, aussi étonnant que cela puisse paraître, l’OTAN. En cas de crise, l’UE devrait réagir rapidement et les modalités de mise en œuvre des articles 42.7 TUE (assistance mutuelle) et 222 TFUE (clause de solidarité) devraient être précisées dans la boussole stratégique, en reconnaissant un rôle de coordination aux institutions de l’UE. Mais le texte ajoute : « Concernant un possible rôle de l’UE dans la défense territoriale (à la suite de l’activation de l’article 42.7 TUE), la majorité du panel s’est prononcée pour l’exclusion de cette question des travaux du cluster sur la résilience et pour donner la priorité à l’adaptation européenne aux priorités US au sein de l’OTAN ».
Enfin, Daniel Fiott (EUISS) indique que le panel sur le développement des capacités s’est lui aussi inquiété de l’inclusion des articles 42.7 et 222 dans les discussions et a souligné l’importance du NPDD et de la coopération avec l’OTAN. Quant à Alexander Mattelaer, il souligne la nécessité de faire le ménage dans la pléthore de partenariats stratégiques conclus par l’UE.
Ce rapport étonne par son manque d’ambition et son inféodation à l’OTAN alors que, dans le même temps, la délégation du SPD au Bundestag a fait circuler le 6 octobre un document de réflexion préconisant la création d’une armée européenne (« la 28e armée ») qui viendrait s’ajouter aux armées nationales pour sortir l’UE de son impuissance. Le groupe de parlementaires, dont Fritz Felgentreu, estime que l’UE doit disposer d’un embryon d’armée européenne, qui serait constitué, dans un premier temps, d’un groupement tactique de 1 500 militaires, puis porté à 8 000 militaires, en ce compris les éléments de commandement, de soutien, de logistique et de santé (ce qui équivaut à la VJTF de l’OTAN). Cette force serait constituée de personnel recruté directement par l’UE, placée sous le commandement d’un quartier général européen et destinée en particulier à l’entrée en premier dans le cadre des opérations de gestion de crise. L’engagement de ces troupes serait proposé par la Commission européenne (laquelle serait dotée d’un commissaire à la Défense) et autorisé par une commission de la défense du Parlement européen. Le document souligne par ailleurs que la boussole stratégique ne peut être qu’un document d’étape et que la rédaction d’un Livre blanc européen de la défense demeure nécessaire. (OJ)
Christian Mölling. Torben Schütz. The EU’s Strategic Compass and Its Four Baskets – Recommendations to Make the Most of It. DGAP Report. Le rapport peut être téléchargé gratuitement à l’adresse suivante : https://dgap.org/en/research/publications/eus-strategic-compass-and-its-four-baskets
Afropea
Originaire du Cameroun, Léonora Miano vit en France et est l’auteur de nombreux ouvrages. Elle a notamment reçu le Prix Femina en 2013 pour « La saison de l’ombre ». Avec Afropea, elle entend nous plonger dans le ressenti des personnes afrodescendantes qui vivent en Europe et plus particulièrement en France. L’ouvrage aussi noir que sa couverture nous confronte au vécu et aux perceptions de ceux et celles qui ne sont pas africains parce qu’ils ne sont pas nés au sud du Sahara, qui ont grandi en situation de minorité en Europe et dont l’identité, fruit d’une histoire personnelle, n’est pas toujours facile à définir et à assumer, en particulier dans une France « en proie aux crispations identitaires ».
On trouve dans cet ouvrage, qui veut explorer l’utopie d’un mouvement des afrodescendants qui conduirait la France à se réinventer, beaucoup de choses vraies et beaucoup d’humour, mais l’ensemble relève malgré tout d’un pamphlet dont les excès nuisent au message que l’auteur prétend porter. La critique d’un racisme généralisé des Européens et d’une occidentalité prédatrice y est particulièrement acerbe. « L’occidentalité est une sorte de cannibalisme symbolique, stylisé : c’est de vies humaines que l’on se repaît sans beaucoup d’émotion puisqu’elles sont rendues invisibles », écrit ainsi Léonora Miano, qui milite notamment pour le retour des artefacts culturels à leurs communautés d’origine. (OJ)
Léonora Miano. Afropea – Utopie post-occidentale et post-raciste. Grasset. ISBN : 978-2-24681-717-8. 223 pages. 18,50 €
La Flandre, ici et maintenant
La Revue générale consacre son dernier numéro à la Flandre en donnant la parole à des spécialistes issus du monde académique et à des personnalités politiques. On y trouve également un éditorial de Frédéric Saenen consacré au racisme et un très bel article de Jean-Loup Seban sur Raphaël. (OJ)
Frédéric Saenen (sous la direction de). La Flandre, ici et maintenant. Revue générale. Presses universitaires de Louvain. ISBN : 978-2-390-61008-3. 248 pages. 22,00 €