La défense de l’Europe
Cet essai retrace les différentes étapes d’une défense européenne toujours inachevée, avec ses échecs, dont le plus emblématique reste la CED, et ses timides progrès, de l’UEO à la PSDC en passant par la PESD. En dépit des incantations sur une perspective d’armée européenne et de l’entrée en lice de la Commission européenne avec son fonds européen de défense, force est de constater que la défense de l’Europe reste encore à ce stade l’apanage de l’OTAN, véhicule d’un protectorat américain qui tend à s’étioler pour plusieurs raisons : la perte d’importance géostratégique et économique de l’Europe, la remise en question de l’hégémonie américaine, le regain isolationniste des États-Unis.
« À ce jour, l’Europe n’a pas encore mûri de vision politique commune englobant les intérêts à défendre, les menaces à affronter, les structures et les instruments opérationnels à employer, les ressources adéquates à utiliser : la conscience de la responsabilité européenne dans les équilibres du monde ne s’est pas encore développée, même si de nombreux pas en avant ont déjà été faits », constatent à juste titre le général Pasquale Preziosa et le professeur Dario Velo. Or, face aux menaces (terrorisme djihadiste, cyberattaques, déstabilisation et crises multiples dans le voisinage de l’Europe), l’ampleur des investissements de sécurité à réaliser est de l’ordre de « plusieurs trillions d’euros », affirment-ils, non sans rappeler « qu’aucun État européen n’est de taille à affronter seul et de manière autonome les grands défis en jeu, que l’intégration de la défense est une étape nécessaire pour l’Union politique et qu’une défense commune permettra d’assurer la rationalisation des dépenses pour l’armement et de renforcer l’industrie de la défense ».
Pour y parvenir, ils suggèrent d’emprunter la voie tracée par les États-Unis pour le développement de leur propre défense sur la base d’un dualisme fédération/États fédérés. « Pendant tout le 19e siècle, les autorités fédérales ont maintenu le contrôle sur la flotte, les écoles et sur une petite force d’intervention, tandis que chaque État membre dirigeait la garde nationale, qu’il pouvait décider, d’une fois à l’autre, de mettre à disposition ou non de la fédération », rappellent les auteurs, qui estiment qu’une solution de ce type peut être adaptée à l’Union européenne. « Les États membres pourraient garder leur souveraineté sur la garde nationale, bassin de forces terrestres mobilisables sous commandement fédéral en cas de conflit. Le personnel militaire (…) continuerait à répondre aux ordres des autorités nationales. Les compétences concernant les investissements, la gestion et la manutention (sans avoir eu accès au texte original italien, il me semble que « logistique » aurait dû figurer à la place de « manutention » : ndr), la formation, la protection des frontières, le maintien de l’ordre aérien et la sécurité maritime pourraient être transférées à l’Union européenne », poursuivent les auteurs. En termes de composantes de forces armées, l’Union se verrait ainsi doter d’une compétence sur : l’aérospatiale ; les activités informatiques ; la recherche et le développement ; la promotion des entreprises fédérales sur la base de la collaboration public-privé ; la protection des frontières ; la marine ; un corps d’intervention aux dimensions limitées.
Aussi séduisante que puisse être cette architecture duale, elle ne manque pas de poser de nombreuses questions quant à la disponibilité des États membres à y collaborer. Dans le schéma américain du 19e siècle, les États fédérés demeuraient en réalité maîtres des forces terrestres, c’est-à -dire de presque tout à l’exception de la marine. Dans l’adaptation européenne proposée, les États membres de l’UE ne conserveraient que les troupes terrestres et renonceraient à tout le reste. Il est d’ailleurs notable dans ce contexte que les auteurs ne disent pas un mot des capacités nucléaires, mais il est vrai que cela ne concerne que la France. Le modèle dual est sans conteste une piste de solution à creuser, mais le grand saut suggéré par les auteurs a peu de chances de réussir, à moins que l’endettement causé par la crise du Covid-19 ne condamne les États membres à opérer des coupes claires dans leurs instruments de défense, ce qui n’est pas impossible.
Olivier Jehin
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Pasquale Preziosa et Dario Velo. La défense de l’Europe – La nouvelle défense européenne face aux grands défis européens. Fondation Jean Monnet. Collection débats et documents, numéro 15, février 2020. ISBN : 977-2-296-77100-1. 90 pages.
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L’Europe d’après. Pour un nouveau récit de l’élargissement
« La pandémie du coronavirus et ses lourds dégâts humains et économiques sur notre continent ont plongé l’Union européenne dans une de ses nouvelles crises existentielles où l’avenir semble se dérober sous les pieds de ce projet initié il y a tout juste 70 ans », constatent Sébastien Maillard, directeur de l’Institut Jacques Delors, Thierry Chopin, professeur de sciences politiques à l’Université catholique de Lille, Lukas Macek (Sciences Po) et le politologue Jacques Rupnik. Mais cette crise pourrait aussi donner une nouvelle légitimité à une entreprise d’unification qui doit aller de pair avec la poursuite de l’intégration, si l’Europe veut peser dans le monde qui vient.
Les auteurs estiment que le développement de l’Union européenne comme acteur stratégique nécessite la poursuite de l’élargissement « tant qu’il permet de donner à l’Union la taille critique et le poids (économique, démographique, politique) nécessaires pour peser à l’égal des autres pôles de puissance dans les affaires du monde ». Encore faut-il pour cela que l’élargissement puisse s’appuyer sur un « récit politique » qui le fasse accepter de tous. Selon eux, « parler de réunification plutôt que d’élargissement permettrait de ne pas nourrir le sentiment d’extension indéfinie et d’indétermination territoriale inhérent au mot « élargissement » qui inquiète, surtout à l’Ouest, et de lutter contre le scepticisme vis-à -vis des pays centre et est-européens qui perdure au cœur de l’Europe communautaire, notamment en France ». Et de poursuivre : « À l’Est, cela tempérerait le sentiment d’être considérés comme des Européens de second rang, une simple périphérie que l’on a raccrochée à un projet lancé et piloté par les Occidentaux – un sentiment qui explique un bon nombre de tensions et de frustrations actuelles. Encore faut-il ne pas en rester aux mots : réunifier l’Europe, cela veut dire aussi prendre en compte l’expérience et les spécificités de cette partie du continent, avec ses obsessions et ses démons que la crise actuelle n’efface en rien ».
En ce qui concerne la Turquie, « il faudra, une fois la crise actuelle surmontée, inventer un nouveau partenariat privilégié », mais aussi « prendre acte de la fin de sa perspective d’adhésion, qui n’aura que trop envenimé les débats sur l’élargissement ». Selon les auteurs, « c’est avec l’entrée des Balkans occidentaux que ce processus touchera à son terme, lequel ne représentera pas moins que l’unification historique du continent européen ». À lire dans la revue Esprit de ce mois de mai. (OJ)
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Sébastien Maillard, Thierry Chopin, Lukas Macek et Jacques Rupnik. L’Europe d’après. Pour un nouveau récit de l’élargissement. Revue Esprit (https://esprit.presse.fr ). Mai 2020.
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Covid-19 Géopolitique du monde qui vient
Dans cet article paru sur diploweb.com, le géopoliticien français Cyrille Bret souligne que la crise actuelle tend à renforcer plusieurs tendances de fond qui contribuaient déjà à façonner le monde qui vient. Parmi elles figure la rivalité sino-américaine, le désengagement progressif des États-Unis des instances multilatérales et leur isolationnisme, à quoi il faudrait sans doute ajouter la crise existentielle dont l’Union européenne peine à sortir.
« La Chine a accompli la prouesse de se poser en modèle de gestion de la pandémie », observe l’auteur, qui estime qu’elle a aussi « explicité sa posture pour le monde qui vient : dans tous les domaines (économique, mais aussi médiatique, scientifique, sanitaire, normatif et évidemment militaire) et par tous les moyens, elle revendiquera la première place et multipliera les initiatives bilatérales (en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient) pour supplanter les États-Unis ». Et d’ajouter : « La Chine sortira de la crise d’autant plus nationaliste que son économie est promise à la stagnation ».
Cyrille Bret identifie aussi un certain nombre de ruptures dont la plus importante est sans doute une remise en cause de la mondialisation avec un retour des États dans la vie économique et dans la vie sociale des populations. Il n’hésite pas à évoquer une « ré-étatisation massive ». L’auteur estime que « la République islamique d’Iran est sans doute en train de se dévaloriser profondément sur la scène régionale au Moyen-Orient » et que l’Afrique risque de décrocher à nouveau en subissant « un état de relégation sanitaire, puis économique et politique ». (OJ)
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Cyrille Bret. Covid-19 Géopolitique du monde qui vient. Diploweb.com : la revue géopolitique. 29 avril 2020.
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Covid-19 Outbreak : Political, Economic and Social Repercussions
Le numéro spécial que le Centre de l’Université de Nicosie pour les affaires européennes et internationales consacre à la pandémie actuelle est intéressant à bien des égards. Une douzaine d’universitaires y analysent les répercussions de cette crise dans l’Union et, plus largement, pour le monde, souvent de manière très critique. Des critiques qui se font l’écho d’un ressentiment très fort dans une large partie de l’opinion publique des pays du sud de l’Europe face au manque de solidarité de leurs voisins du Nord, Allemagne et Pays-Bas en tête, mais ils ne sont pas les seuls.
Comme le souligne le professeur Achilles C. Emilianides, les crises n’ont cessé de se succéder depuis le début du 21e siècle avec le développement du terrorisme international se prolongeant dans la guerre de Syrie et d’Irak et la crise migratoire, la crise financière avec ses conséquences sociales désastreuses et la pandémie dont on ne mesure pas encore l’impact économique et social. À chaque fois, les populations du sud de l’Europe ont été particulièrement impactées. Ce sera une fois encore le cas avec le Covid-19. Non seulement les pays du Sud enregistrent déjà aujourd’hui le plus grand nombre de décès (89.000 au 15 mai sur un total de 120.000 à l’échelle de l’UE), mais pour beaucoup d’entre eux cette crise sanitaire signifie un nouvel accroissement de la dette et un nouvel appauvrissement des populations. Comme le rappelle Constantine Dimoulas, les taux de récession devraient atteindre dans les pays méditerranéens de l’UE entre -8% et -10% et les taux de chômage entre 20% et 30%. La crainte de voyager et les changements de comportement touristique pourraient encore aggraver la situation dans les mois voire les années à venir dans des pays fortement dépendants du tourisme. La palette de mesures prises par la BCE, la Commission européenne et, après d’interminables tergiversations, l’Eurogroupe n’est certes pas négligeable, mais elle n’est pas à la mesure de la crise et du « plan Marshall » espéré par les auteurs. Tout dépendra désormais des modalités et de la force de frappe du plan de relance que la Commission doit présenter d’ici la fin du mois et de son approbation rapide par les dirigeants des 27. Comme Jacques Delors l’a rappelé, un nouveau défaut de solidarité pourrait bien être fatal à l’Union.
Cette crise souligne une nouvelle fois la vacuité d’un slogan qui fait pourtant sens : « Une Union qui protège ». Car c’est bien là ce que les citoyens attendent. Et c’est la perception d’un manque de protection qui creuse le fossé entre les citoyens et l’Union, alimentant l’euroscepticisme. Comme le rappelle l’ancien fonctionnaire européen Kyriakos Revelas, l’Union dispose essentiellement d’une compétence d’appui (article 6 TFUE) dans une matière, la santé publique, sur laquelle les États membres ont voulu garder la haute main. Elle n’en a pas moins, comme l’observe le professeur Emilianides, une compétence partagée en ce qui concerne les enjeux de sécurité (article 4) et, avec des restrictions, la lutte contre les grands fléaux transfrontières (article 168). Or, à l’évidence, les institutions de l’Union ont en l’espèce fait preuve d’imprévoyance, d’impréparation et de retards dans la prise en compte et dans la réponse à la crise sanitaire. L’imprévoyance et le manque de réaction de la plupart des gouvernements nationaux ne sauraient l’en dédouaner. Comme l’observe à juste titre Kyriakos Revelas, « L’UE a par le passé attaché de l’importance à un degré élevé d’autosuffisance et à éviter la dépendance dans de nombreux secteurs (production alimentaire, stocks après les crises pétrolières, diversification énergétique, programme satellitaire Galileo). Aussi est-il difficile de comprendre pourquoi, dans la production de médicament et de matériel médical, l’UE a toléré un haut degré de dépendance aux importations, en particulier de Chine, et se soit trouvée confrontée à des pénuries de produits de base au démarrage de la pandémie ». Et de conclure : « Des changements radicaux de politique et une meilleure préparation sont nécessaires, en même temps qu’une réorientation des chaînes d’approvisionnement mondiales, favorisant éventuellement des distances plus courtes avec des effets bénéfiques pour le développement durable ». (OJ)
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Andreas Theophanous et Michalis Kontos (sous la direction de). Covid-19 Outbreak : Political, Economic and Social Repercussions. Cyprus Center for European and International Affairs – University of Nicosia. Bimonthly electronic newsletter. May 2020. 30 pages. La lettre peut être téléchargée sur le site http://cceia.unic.ac.cy ou via le numéro ISSN : 2421-8111.
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De Le Pen à Trump : le défi populiste
Dans cet ouvrage, Gilles Ivaldi, chercheur du CNRS, analyse l’essor du populisme et plus particulièrement de la droite radicale, caractérisée par le nativisme, l’autoritarisme et le populisme, à la fois en Europe et aux États-Unis, au cours des deux dernières décennies.
L’auteur souligne notamment que, si le cadre de référence du populisme s’articule autour d’un antagonisme entre un peuple « noble » et une élite « corrompue », « les affaires politico-judiciaires n’épargnent pas les acteurs populistes, à l’image des multiples mises en cause de cadres du Rassemblement national en France et de la mise en examen de sa présidente en octobre 2018 pour « détournements de fonds publics », du conflit d’intérêts probable concernant Andrej Babis en République tchèque et des nombreuses interrogations que soulève la pratique du pouvoir de la présidence Trump aux États-Unis ». Il indique qu’une étude montre que pas moins de 40% des chefs de gouvernements populistes dans le monde ont été mis en cause dans des affaires de corruption.
« L’année 2016, marquée à la fois par le Brexit et par la victoire inattendue de l’ancien magnat de l’immobilier à l’élection présidentielle américaine, a représenté un moment décisif dans la construction symbolique de ce « moment populiste » global », constate Gilles Ivaldi, qui rappelle qu’au-delà de leur matrice ethno-identitaire, avec son rejet de l’immigration et de l’islam, les partis de la droite radicale européenne ont en commun une volonté de « démantèlement de l’Union européenne ». Si le creusement des inégalités et la crise culturelle et identitaire ont nourri leur essor, ces partis ont aussi largement bénéficié de l’usure au pouvoir de partis traditionnels devenus des partis de gouvernement plutôt que des partis de représentation. (OJ)
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Gilles Ivaldi. De Le Pen à Trump : le défi populiste. Éditions de l’Université de Bruxelles. ISBN : 978-2-80041-643-4. 400 pages. 13,00 €
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L’extrême droite en Europe centrale et orientale (2004-2019)
Après nous avoir livré une radiographie de l’extrême droite en Europe occidentale à la fin de l’an dernier (voir Kiosque n° 2), Benjamin Biard analyse dans ce nouveau Courrier hebdomadaire du CRISP l’évolution de l’extrême droite dans 13 pays d’Europe centrale et orientale (PECO) appartenant à l’Union européenne.
Alors qu’aucun parti d’extrême droite néonazi n’est parvenu à s’imposer en Europe occidentale durant les quinze dernières années, XA en Grèce, L’SNS en Slovaquie et ELAM à Chypre y sont parvenus dans les PECO, même si la fortune électorale de ces formations politiques tend à s’étioler ces dernières années, relève l’auteur, qui rappelle aussi que l’extrême droite dans les PECO est souvent irrédentiste, comme en Grèce, en Hongrie, en Roumanie et en Slovénie. Les partis d’extrême droite dans les PECO se distinguent tous par l’ennemi ou, à tout le moins, le bouc émissaire qu’ils désignent. Contrairement à ce qui a cours en Europe de l’Ouest, celui-ci n’y est pas qu’extérieur (la figure de l’étranger), mais est aussi à trouver à l’intérieur des frontières nationales : minorités russes dans les pays baltes, roms en Bulgarie, Hongrie, Roumanie et Slovaquie, minorités hongroises en Roumanie et en Slovaquie, serbes en Croatie, turques en Bulgarie et en Grèce, juives en Hongrie et en Roumanie. Ces formations se caractérisent aussi par leur radicalisme et leur violence, notamment au travers de milices comme en Croatie, Grèce, Hongrie, Slovaquie et Slovénie. Mais, souligne le chercheur, nombreuses sont aussi les formations politiques qui, à l’instar de leurs homologues d’Europe de l’Ouest, ont entrepris une stratégie de modération. Dans certains cas, cette modération et une éventuelle participation à un gouvernement ont pu conduire à un déclin électoral. Pourtant, même sans entrer dans une coalition intergouvernementale, ces partis réussissent à exercer une forte influence politique, souligne encore l’auteur en mentionnant la radicalisation de formations de droite plus traditionnelles comme HDZ en Croatie, Nea Demokratia en Grèce, Fidesz en Hongrie, PiS en Pologne, SMER-SD en Slovaquie et SDS en Slovénie. Conclusion : « Une tendance à la marginalisation de l’extrême droite au sein d’un pays ne signifie pas la marginalisation de ses idées ». (OJ)
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Benjamin Biard. L’extrême droite en Europe centrale et orientale (2004-2019). CRISP (http://www.crisp.be ). Courrier hebdomadaire. Numéro 2440-2441. ISBN : 978-2-87075-229-6. 68 pages. 12,40 €