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Bulletin Quotidien Europe N° 12427

18 février 2020
Sommaire Publication complète Par article 33 / 33
Kiosque / Kiosque
N° 009

Une histoire mondiale de la paix

Dans cet ouvrage, Philippe Moreau Defarges, ancien diplomate puis chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri), où il a codirigé le Ramsès, ne fait pas que raconter une histoire de la paix. Il analyse et interroge l’histoire ancienne et contemporaine, dans un style dont il a le secret, érudit sans être pompeux, avec cette verve bien à lui (lire Philippe, c’est un peu comme l’entendre), à la fois foisonnante et toujours en mouvement sous l’effet des tensions qui l’animent.

Il faudra bien bâtir la paix pour que notre terre ne devienne pas un enfer. Pour la plupart des Européens, habitués depuis 1945 au confort que leur procure le protectorat américain, ce postulat était et, pour d’aucuns, demeure hypothétique et lointain. Pourtant, comme le souligne l’auteur, « la Pax americana des années 1945-2003 est et ne peut-être que la dernière paix impériale, les États-Unis disposant, de la fin du XVIIIe siècle à l’aube du XXIe, d’une position historique unique qui ne se répétera pas. La mondialisation, dynamique, globale et conflictuelle, voue désormais toute ambition impériale planétaire, même celle d’une Chine réveillée, à déchaîner contre elle de multiples engrenages hostiles qu’elle ne peut maîtriser ». Philippe Moreau Defarges préconise donc de « reprendre le laborieux chemin de la paix perpétuelle, paix contractuelle, démocratique et institutionnelle, explorée notamment par le philosophe allemand Emmanuel Kant ».

L’auteur nous entraîne dans une visite au pas de charge des conflits et des diverses paix impériales qui ont marqué l’histoire de l’humanité, non sans souligner que « la paix impériale, tout en ne demeurant finalement qu’une trêve entre deux guerres, doit parvenir à se croire une construction perpétuelle », alors que tout empire est irrémédiablement voué à d’innombrables affrontements avant de sombrer dans un dépeçage final. Parmi d’autres exemples, il cite l’empire d’Alexandre, fragmenté dès la mort de ce dernier en 323 av J.-C., l’Empire romain, l’URSS ou encore l’immense Empire britannique disloqué après 1945 et pour lequel le Brexit pourrait devenir l’épilogue, avec le départ des Écossais et peut-être même des Irlandais, qui ne se conçoivent pas hors de l’Union européenne.

Dernière en date, la Pax Americana s’épanouit entre 1945 et 2001, mais « en ce début de XXIe siècle, cette paix agonise », affirme Philippe Moreau Defarges, qui décrit les signes d’un « angoissant et sans doute irrémédiable déclin » dont la perception par les Américains eux-mêmes explique le repli sur soi et l’élection de Donald Trump. « La Chine, par sa renaissance spectaculaire en une poignée de décennies, est tentée de se croire à nouveau l’Empire du Milieu. L’histoire tourne à nouveau autour d’elle. Les interdépendances, si riches et si diversifiées soient-elles, ne brident ni l’aigreur ou l’amertume de l’affaiblissement ni les volontés de revanche. Ici commence l’immense zone grise de ‘l’irrationnel’ capable d’enclencher les engrenages les moins contrôlables et les plus destructeurs », constate l’auteur.

Et l’Europe dans tout ça ? Des grandes découvertes aux deux guerres mondiales, elle est le moteur et le centre du monde. Après 1945, elle se reconstruit et profite, d’abord dans sa partie occidentale, du bouclier américain pour développer les interdépendances économiques et de nouvelles institutions, jusqu’à ce que le processus d’intégration européenne se mette à bégayer en 2005, avec l’enterrement du projet de traité constitutionnel. Aujourd’hui, « l’Europe entre dans l’inconnu. Elle n’est plus le centre du monde. Elle n’est plus exceptionnelle (…) L’Europe vieillit, chargée d’un État providence que sa croissance trop faible ne lui permet probablement plus d’assumer. Le poids de l’Europe dans l’économie mondiale ne peut que diminuer », estime Philippe Moreau Defarges, qui poursuit : « Dépourvue de ressources naturelles, l’Europe s’est toujours faite dans et par les échanges. Une Europe fermée aura tout d’une ville assiégée, marigot de misère, d’aigreurs mal réchauffées et de nationalismes rances. L’Europe a besoin d’un monde ouvert et interdépendant ». Et de conclure par un défi colossal : « Si l’Europe veut et peut avoir un grand dessein, celui-ci ne peut avoir pour objet que, face à l’axe Asie-Pacifique, l’édification d’un espace Europe-Moyen-Orient-Afrique allant, du cap Nord au cap de Bonne-Espérance, de l’Atlantique à l’Asie continentale ».                                                           Olivier Jehin

 

Philippe Moreau Defarges. Une histoire mondiale de la paix. Odile Jacob. ISBN : 978-2-7381-5069-1. 225 pages. 22,90 €

 

Grote verwachtingen in Europa 1999-2019

Si le titre rappelle celui d’un roman de Charles Dickens (Great expectations), le journaliste (qui a notamment travaillé pour le NRC Handelsblad) et écrivain néerlandais Geert Mak donne ici une suite à son précédent ouvrage de 1 500 pages sur l’histoire européenne du 20e siècle, qui s’achevait en 1998. Succès de librairie tiré à 400 000 exemplaires, « In Europa », paru en 2004, avait notamment été remarqué pour son travail documentaire relatif aux deux Guerres mondiales. « In Europa » avait même été à l’origine d’une série de 35 documentaires télévisés avec l’auteur dans le rôle principal. Avec ces « grandes attentes », Geert Mak reprend son travail de mémoire là où il l’avait laissé pour nous faire traverser les trois dernières décennies.

Dans un style agréable à lire, l’auteur nous fait arpenter le continent en partant d’une petite ville à l’extrême nord de la Norvège et à sept kilomètres de la frontière russe. Kirkenes, où il reviendra à plus d’une reprise dans son ouvrage, est le témoin fragile de la nouvelle posture de la Russie et des inquiétudes qu’elle génère, mais aussi du changement climatique. Loin d’un parcours linéaire, l’ouvrage nous transporte de lieu en lieu, dans toutes les directions, d’événements heureux comme le changement de millénaire ou l’introduction de l’euro, dans les premiers chapitres, aux crises qui ont marqué ce début de 21e siècle, comme la crise financière de 2008, les attentats terroristes, l’afflux de migrants ou encore le Brexit. Le voyage s’achève en 2019 à Budapest, après un passage par Barcelone, dans une Catalogne gagnée par la fièvre indépendantiste.

Voyages, entretiens, anecdotes, souvenirs plus anciens rythment ces 557 pages au terme desquelles Geert Mak compare la période actuelle à celle que l’Europe a connue au début du 16e siècle, avec les bouleversements induits par la découverte du monde, l’introduction de l’imprimerie, la réforme et la remise en question des institutions. En référence à Dominique Moïsi, qui évoquait dès le début du 21e siècle un « clash des émotions » pour décrire les tendances conflictuelles dominant le monde - une culture de l’espoir en Chine et dans le reste de l’Asie, un sentiment d’humiliation dans le monde arabo-musulman et une culture de la peur dans le monde occidental -, l’auteur souligne que « partout, la peur a remplacé la confiance : la peur de l’autre, la peur de l’avenir et la peur existentielle d’une perte d’identité dans un monde sans cesse plus complexe ». Des peurs qui, en Europe, mais aussi ailleurs, détournent les électeurs des partis traditionnels et offrent un terreau facile à la croissance des forces populistes, fragilisant ici la construction européenne, alors que « l’immaturité démocratique de l’UE est particulièrement problématique au regard du développement rapide de nouvelles forces et puissances dans le monde virtuel ». Dans cette nouvelle décennie, l’Union européenne doit impérativement trouver des réponses aux évolutions rapides des technologies, en particulier de la société de l’information et de l’intelligence artificielle, de l’économie et de la gouvernance mondiales, estime l’auteur, qui évoque aussi la nécessité d’un approfondissement démocratique et d’une plus grande cohésion de l’UE. Tout en rappelant qu’elles se heurtent à des oppositions et qu’il faudra peut-être une crise majeure pour y arriver, l’auteur mentionne des solutions telles que le recours à des listes transnationales pour les élections européennes et la constitution au sein de l’Union d’un ensemble fédéral ou « kern-Europa ». (OJ)

 

Geert Mak. Grote verwachtingen in Europa 1999-2019. Atlas Contact. ISBN : 978-90-450-3977-0. 557 pages. 29,99 €

 

A minefield of opportunity – Transatlantic defence in the Trump era

Dans ce rapport, Paul Taylor dresse un état sans concession de la relation transatlantique en matière de défense (EUROPE 12413/24).

Il souligne ainsi le caractère très inégalitaire du marché de la défense, marqué par une hégémonie américaine et des règles protectionnistes (le Buy American Act de 1933, le Berry Amendment de 1946 et le règlement ITAR de 1976) qui entravent les ventes des Européens aux États-Unis ainsi que les exportations de biens de défense européens vers d’autres pays dès lors qu’ils contiennent une composante d’origine américaine. À l’exception de BAE Systems (le Royaume-Uni est officiellement intégré dans la base industrielle et technologique de défense des États-Unis), les entreprises européennes ne sont pas reprises dans la liste des « prime contractors » autorisés du Pentagone et ne peuvent dès lors participer aux appels d’offres qu’en partenariat avec une entreprise américaine. De l’autre côté de l’Atlantique, le secteur de la défense demeure extrêmement fragmenté et profite aux entreprises américaines. Sur 2014-2016, les États-Unis ont ainsi exporté vers l’UE des armements pour un montant de 62,9 milliards de dollars, alors que le total des armements importés aux États-Unis depuis l’UE n’excédait pas 7,6 milliards de dollars. En 2017, les acquisitions d’armements du Pentagone en provenance de l’UE atteignaient à peine 3,52 milliards de dollars, soit 1,1% du budget d’acquisitions du DoD.

« La Pax Americana n’est plus ce qu’elle était », constate Paul Taylor, en soulignant que le leadership américain est aujourd’hui contesté par la Chine, la Russie et des puissances régionales comme l’Iran, la Turquie et la Corée du Nord. Avec Trump, les alliés européens apprennent aujourd’hui les décisions américaines qui affectent leurs intérêts stratégiques (comme dans le cas du retrait de Syrie) par un simple tweet, rappelle l’auteur, qui souligne aussi qu’ils font face à un président qui, non content de traiter l’Union européenne d’ennemie, cherche constamment à la diviser.

Dans ses recommandations, le rapport encourage l’UE à aller de l’avant avec ses projets de Fonds européen de la défense et de Coopération structurée permanente, mais il insiste sur la nécessité, dans ces projets, de tenir compte des lacunes capacitaires de l’OTAN. L’UE devrait aussi faire preuve de sa bonne volonté en concluant rapidement un arrangement administratif entre l’Agence européenne de défense et les États-Unis. Une grande priorité devrait être accordée à la coopération avec l’OTAN dans les domaines de la mobilité militaire et de la cybersécurité. Les États-Unis (DARPA) et l’UE (Fonds européen de défense) devraient établir un fonds commun pour promouvoir la recherche collaborative sur l’intelligence artificielle, l’informatique quantique, la cybersécurité ou encore les communications numériques. L’UE devrait continuer à lier l’industrie britannique à la base industrielle et technologique de défense européenne après le Brexit et permettre aux entreprises britanniques de participer aux projets du Fonds européen de défense. Enfin, les dirigeants de l’UE devraient s’abstenir d’utiliser des termes qui divisent comme « armée européenne » ou « autonomie stratégique ».

Pour résumer, ce rapport est riche et brillant dans sa description d’une situation de faiblesse des Européens face à un hégémon américain en déclin, mais se refuse obstinément, dans ses conclusions, à reconnaître que l’Union européenne, contestée à l’intérieur et confrontée à un environnement instable et dangereux, n’a d’autre choix que d’avancer sur la voie de l’intégration. Comment ne pas voir que l’objectif d’armée européenne est le seul à même de conduire à une liberté d’action devenue indispensable quand l’allié américain devient incertain ? Pourquoi ne pas accepter le fait que le Royaume-Uni a fait le choix de quitter l’UE et que son industrie est déjà intégrée dans la base industrielle et technologie américaine ? Pourquoi s’accrocher à des modèles et des organisations qui ont fait leur temps, comme l’OTAN, qualifiée d’obsolète par Donald Trump ou jugée en état de mort cérébrale par Emmanuel Macron ? L’Alliance atlantique et la relation euro-américaine ont aujourd’hui besoin d’un sérieux toilettage et d’un rééquilibrage pour perdurer et cela passe par la capacité des Européens à constituer une union de défense robuste et autonome. (OJ)

 

Paul Taylor. A minefield of opportunity – Transatlantic defence in the Trump era. Friends of Europe. Le rapport peut être téléchargé gratuitement à l’adresse suivante : https://www.friendsofeurope.org/insights/a-minefield-of-opportunity-transatlantic-defence-in-the-trump-era/

 

Histoire intellectuelle de l’Europe

L’Europe fut « la mère des arts et de la culture » entre 1500 et 1960, nous rappelle François Chaubet, qui consacre cet ouvrage à cet espace sans pareil de circulation des hommes et des idées aux XIXe et XXe siècles. « L’Europe est par excellence l’univers où les similitudes ne signifient jamais similarités : elle est pluralisme », rappelle l’auteur en se référant aux écrits de l’historien français François Guizot. Pour illustrer cela, il évoque les exils et les voyages des intellectuels à travers le continent, les conférences et les premières « universités d’été » réunissant des intellectuels dès le début du XXe siècle, avec notamment les Décades de Pontigny en Bourgogne (1910-1939), la traduction ainsi que le foisonnement des revues et des maisons d’édition.

Si la littérature a été pendant deux siècles marquée par la France, l’Allemagne, avec ses universités, ses philosophes et une véritable hégémonie scientifique (entre 1901 et 1940, l’Allemagne décroche 35 prix Nobel, contre 23 pour la Grande-Bretagne, 16 pour la France et 13 pour les États-Unis), domine l’espace culturel européen. Une domination facilitée aussi par le rôle clé joué par la langue allemande en Europe centrale, en Scandinavie et en Russie, allié à la redoutable force de frappe de l’édition allemande. Au service d’un monde culturel national déjà extrêmement touffu en 1914 (61 000 étudiants, 4 000 quotidiens et 35 000 titres publiés), les maisons d’éditions allemandes vont tisser un réseau incluant la plupart des grandes villes européennes.

Dans cette histoire de la circulation des idées, la traduction joue évidemment un rôle de premier plan, le nombre de traductions pouvant traduire une forme d’hégémonie intellectuelle ou linguistique, mais aussi, à l’inverse, parfois un manque d’ouverture. En 1991, les traductions ne représentaient ainsi que 3% des publications au Royaume-Uni, contre 14% en RFA, 18% en France, 25% en Epagne, 26% en Italie et 32% aux Pays-Bas. Depuis lors, la traduction a encore progressé, atteignant 38% de la production éditoriale aux Pays-Bas en 2008 et même 65% en Suède aujourd’hui, comme pour faire écho aux propos d’Umberto Eco : « La langue de l’Europe, c’est la traduction ».

Après les années 1960, « l’Europe intellectuelle est rentrée un peu dans le rang », reconnait l’auteur, mais les échanges universitaires demeurent (9 millions d’étudiants Erasmus depuis 1987) et les nouvelles technologies ont facilité et accéléré les échanges. Comment, dès lors, exclure la renaissance du phénix culturel européen ? L’Europe intellectuelle a toujours disposé de suffisamment de ressources pour surmonter ses différents affaissements culturels et politiques, après les guerres de religion au XVIe siècle, après 1918 ou après 1945. Et François Chaubet de conclure : « La dialectique incessante du soi et de l’autrui, telle est la définition de l’inconscient européen, et son frontispice. Gageons que ce continent en garde encore le secret et que le sentiment de curiosité intense pour les voisins ne s’efface pas. Aux hommes de culture, il incombe d’en entretenir le désir ». (OJ)

 

François Chaubet. Histoire intellectuelle de l’Europe (XIXe – XXe siècles). Que sais-je ? / Humensis. ISBN : 978-2-7154-0166-2. 126 pages. 9,00 €

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