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Bulletin Quotidien Europe N° 12542

5 août 2020
POLITIQUES SECTORIELLES / Climat
Entretien avec Gilles Dufrasne : « CORSIA ne doit pas remplacer l'ETS »
Bruxelles, 04/08/2020 (Agence Europe)

Alors que les compagnies aériennes sont frappées de plein fouet par la crise du coronavirus, d’aucuns craignent que la relance du secteur de l’aviation se fasse au mépris de toute considération environnementale. Dans ce contexte, EUROPE s’est entretenue avec Gilles Dufrasne, membre de l’ASBL Carbon Market Watch et spécialiste des négociations sur le marché du carbone et sur l’aviation internationale, afin de faire un état des lieux des mesures en place, prévues ou potentielles, contribuant à contrôler les émissions de ce secteur [propos recueillis par Damien Genicot].

Agence Europe – Vous estimez que le système CORSIA se révélera inefficace pour réduire les émissions de CO2 du secteur aérien international. Pourquoi ? 

Gilles Dufrasne – Il y a plusieurs raisons. Tout d’abord, l’objectif de CORSIA d’une croissance neutre en carbone à partir de 2021 est en lui-même totalement insuffisant, car on s’attaque aux émissions au-dessus d’un certain seuil de référence sans se soucier des émissions en deçà de ce seuil.

Les émissions couvertes par le système ne représentent ainsi qu’environ 16% des émissions globales de CO2 pour les vols internationaux et environ 10% de toutes les émissions de CO2 du secteur aérien.

Ensuite, le système en lui-même ne crée pas un incitant à réduire les émissions au sein du secteur aérien, puisque l’objectif est simplement de compenser ces émissions en demandant aux compagnies d’acheter des crédits carbone.

Or, le coût de ces crédits carbone (3 $/tonne de CO2 en moyenne en 2018) est totalement incomparable avec le coût pour réduire les émissions directement au sein du secteur aérien. Si on utilisait des carburants alternatifs, par exemple, ce coût tournerait autour des 200 $/tonne de CO2 pour les carburants les moins chers, dont on ne dispose de toute façon pas en quantité suffisante.

En outre, les crédits carbone ne sont pas toujours liés à des projets de qualité qui réduisent réellement les émissions. 

Vous avez également critiqué la récente décision du Conseil de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) de modifier la période de référence pour calculer les exigences de compensation des compagnies aériennes durant la phase pilote de CORSIA (EUROPE 12518/5).

À la suite de l’impact du coronavirus sur le secteur aérien, les compagnies aériennes ont obtenu que le seuil de référence ne soit plus la moyenne des émissions du secteur aérien de 2019 et de 2020, mais uniquement les émissions de 2019.

Avec la Covid-19, le seuil initialement fixé aurait été plus bas que prévu en raison de la forte diminution inattendue du trafic aérien et, donc, des émissions de ce secteur, ce qui aurait forcé les compagnies à compenser davantage.

Concrètement, cette modification de la période de référence signifie que CORSIA n’aura probablement aucun impact avant 2023 ou même plus tard, car les émissions du secteur vont sans doute rester en dessous du nouveau seuil basé sur l’année 2019 pendant encore quelques années.

La Commission européenne prévoit de réviser la directive relative au système d’échange de quotas d’émission (ETS) de l’Union européenne concernant l’aviation. Que devrait inclure cette révision pour garantir la compatibilité de l’ETS avec CORSIA sans pour autant affaiblir l’ambition climatique de l’UE ? 

Dans sa feuille de route [EUROPE 12521/9], la Commission propose différentes options, dont certaines conduiraient à remplacer une partie, voire l’intégralité de l’ETS par CORSIA. Pour nous, ce genre de solution est inacceptable, vu qu’on estime que CORSIA n’aura aucun impact.

On pense qu’il faut que l’UE cesse d'appliquer sa stratégie consistant à amoindrir ses propres politiques au profit de systèmes internationaux moins ambitieux dans l’espoir que cela incite des pays comme la Chine, le Brésil, la Russie, l’Inde ou les États-Unis à rejoindre le mouvement.

Ça ne fonctionne pas (sur les 5, seuls les États-Unis ont décidé de participer à la phase pilote de CORSIA) et ça ne conduit en fin de compte qu’à un affaiblissement des politiques de l’UE.

Que devrait en outre inclure cette révision ? 

Il faut mettre fin immédiatement à toute forme de distribution gratuite de permis. Actuellement, le secteur aérien reçoit gratuitement 85% des permis qui lui étaient initialement attribués.

De plus, il y a la question des vols internationaux en dehors de l’Espace économique européen (EEE).

À la suite d’énormes pressions politiques, notamment de la part des États-Unis, il a été décidé d’accorder une dérogation aux vols internationaux en dehors de l’EEE (EUROPE 11924/5). C’est le mécanisme ‘Stop the clock’.

Cela signifie que, pour ces vols, les règles de l’ETS sont mises en pause jusqu’au 31 décembre 2023.

Pour nous, il faudrait que la révision ne renouvelle pas le mécanisme ‘Stop the clock’ afin que le système ETS s’applique aux vols internationaux en dehors de l’EEE, étant donné que CORSIA aura un impact bien moins important que l’ETS.

En outre, l’ETS ne crée pas de problèmes de compétition, puisque toutes les compagnies aériennes, qu’elles soient américaines, européennes ou autres, avec des vols vers l’EEE, en provenance de l’EEE ou intra EEE, seraient couvertes.

Enfin, il y a la question des effets climatiques non liés au CO2, comme celui des particules d’oxyde d’azote (NOx), par exemple. On estime ainsi que l’effet de l’aviation sur le climat pourrait être de deux à quatre fois plus grand que l’effet actuellement pris en compte, basé uniquement sur les émissions de CO2 du secteur.

Lors de la dernière révision de l’ETS, la Commission a été mandatée pour produire un rapport à ce sujet. Il faut qu’elle publie cette analyse, qui devait normalement l’être avant le 1er janvier 2020, et qu'elle propose des mesures pour réguler ces effets hors CO2

Que pensez-vous de l’idée d’une taxe sur le kérosène ? 

Nous sommes pour. Il n’y a pas de raison que les trains et les voitures payent une taxe sur le carburant et pas les avions.

L’argument souvent utilisé contre cette proposition consiste à dire que la Convention de Chicago [NDLR : la Convention relative à l’aviation civile internationale] interdit de taxer le carburant des avions. En fait, elle interdit seulement de taxer le carburant contenu dans les réservoirs d’un avion à son arrivée dans un pays.

On peut donc très bien taxer le carburant qu’une compagnie aérienne prend dans un certain pays. En réalité, il n’y a pas de convention internationale qui interdirait de taxer le kérosène.

En revanche, il y a des accords bilatéraux entre les pays. Il faudrait mettre fin aux dispositions de ces accords par lesquelles les États signataires sont convenus de ne pas taxer le carburant des avions.

Certains vous répondront que la taxe sur le kérosène va entrainer une augmentation du prix des billets, empêchant ainsi des personnes de continuer à voyager en avion. 

C’est vrai que ça a un impact sur le consommateur, mais ce ne sera pas énorme.

Il faut aussi se souvenir qu’un voyage en avion Paris – Palerme pour 20 € n’est pas quelque chose de normal. En réalité, ça a un coût climatique, un coût social. C’est un coût non financier important qu’on ne voit pas forcément et qu’on fait payer à tout le monde.

Je donnerais donc l’argument inverse : c’est ne pas taxer le kérosène et ne pas mettre un prix sur le carbone qui est socialement inéquitable, parce que ceux qui décident de prendre l’avion imposent un coût climatique au reste de la population.

C’est en fait socialement régressif de ne pas taxer les voyages en avion, puisque ce sont les individus les plus riches qui peuvent voyager le plus et qui sont indirectement subsidiés par les plus pauvres, puisque ceux-ci subiront plus fortement les impacts climatiques engendrés par ces voyages. Cela se répercute à la fois au sein d’une société, mais également dans la dynamique nord-sud entre pays.

Au-delà de ça, une étude [https://bit.ly/3i6sJj1 ] a récemment montré qu’en Europe, la part du secteur aérien dans l’empreinte écologique d’une personne est plus importante chez les plus riches. Si on met une taxe sur le transport en avion, elle va donc automatiquement toucher davantage les plus riches.

Alors que certaines compagnies aériennes ont déjà reçu des aides publiques pour faire face à la crise du coronavirus, les ONG environnementales et d’autres appellent à conditionner ces aides au respect d’objectifs climatiques. Quelles devraient être ces 'conditions vertes' ? 

Selon moi, l’idée générale de ne pas offrir de vols en dessous d’un certain nombre de kilomètres serait déjà un bon début.

Mais la plupart des conditions sont en fait très difficiles à appliquer au niveau d’une compagnie spécifique.

Par exemple, si vous interdisez à Brussels Airlines de faire des vols en dessous de 1 000 km en échange d’une aide, la seule conséquence sera que d’autres compétiteurs vont offrir exactement le même vol.

Je pense donc que lorsqu’un gouvernement décide d’accorder un prêt à une compagnie, il doit en même temps prendre des mesures qui couvrent tous les vols dans le pays.

Le soutien octroyé aux compagnies aériennes pourrait en fait aider les gouvernements à mettre en place des règles au niveau national et au niveau européen (taxe kérosène, TVA pour les vols, mesures encadrant l’expansion des aéroports et les subsides accordés à ceux-ci), qui, dans un autre contexte, seraient plus difficiles à faire passer. 

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